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Livres Au Poteau - Page 2

Au Poteau - Page 2

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Au Poteau
Tu es poussière et tu retourneras à la poussière
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Les bonnes feuilles

« Tu es poussière et tu retourneras à la poussière »

« C’était hier en début d’après-midi ; rentrée du marché où je vais aussi voir passer le temps, au quartier des vivres frais, chaque matin depuis que la Crise a mis presque tout le monde au chômage dans notre pays, je me reposais avant de commencer la préparation du repas de la nuit. Une de ces radios privées qui viennent de naître à Feu’sap passait son émission fétiche, Canne à… Canne à quoi là ? Je ne sais plus. Enfin ! C’est une production bien connue de Radio Patchom.
« J’ai sursauté en me levant à demi du lit lorsque j’ai entendu le nom de Teh Wafo Zuguia. L’animateur a dit et répété, à intervalles plus ou moins réguliers (même dans le taxi je l’écoutais encore) : « Un fou a rendu l’âme ce matin au Carrefour des Martyrs, le dos au fameux monticule de fumiers, face à Djemem. Il s’appellerait Tapa Léopold. Ces derniers jours il n’a pas cessé de dire et répéter à des riverains de la place qu’il porte le nom de son grand-père paternel, boucher éleveur de bovins à Pahom. Son père et sa mère vivent à Tochieh où il dit être né. Le corps se trouve, comme on le voit, à la merci des chiens errants - très nombreux à cet endroit de la ville. Les membres de la famille sont instamment priés de se dépêcher pour le récupérer pendant qu’il est encore transportable… »
« Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai emprunté le premier taxi venu, disponible, pour arriver sur le lieu du sinistre. Je savais Tapa-le-Petit malade, en divagation dans la ville depuis qu’on lui a jeté un  mauvais sort à Meudjou, des suites d’un larcin, dit-on. Il lui arrivait même de passer certains soirs à la maison chercher de quoi se nourrir. Mais il y a près de six mois que je ne l’ai plus revu. J’ignorais, semble-t-il, comme tous les nôtres de Feu’sap, qu’il était en train d’agoniser.
« Boniface est taximan, comme tout le monde sait, mais je ne savais comment le retrouver. Je ne pouvais pas supporter qu’il rentre autour de vingt-trois heures - selon son habitude - avant de s’occuper du corps ; il y a les chiens affamés. J’ai fait tout et tout pour trouver de quoi louer les services d’un clando qui nous a conduits tout droit ici avant la tombée de la nuit. Le plus facile n’a pas a été le recrutement des porteurs pour l’extraire de la montagne d’immondices et le coucher sur la banquette arrière de la voiture; c’est qu’un cadavre de chien en décomposition avancée répandait à des dizaines de mètres à la ronde une odeur insoutenable. »
Ces propos, entrecoupés, tissé même de quelques sanglots et soupirs de circonstance, sont tenus en guise d’oraison funèbre de Tapa-le-Petit qui, au bout d’une trentaine d’années, semble avoir éprouvé sous toutes ses émouvantes coutures la douleur existentielle, à en croire ce qui se dit ou se murmure depuis l’annonce de cette fin inhabituelle d’une vie d’homme, membre d’une famille princière nombreuse, naguère encore puissante et respectée au village.
Le témoignage est intervenu, sans même un semblant d’introduction… d’annonce, après un lourd et interminable silence ayant suivi les deux ou trois cris mâles conventionnels (wopo’o-oh ! … wowouo’o-oh ! …) que l’on pousse à la fermeture de la tombe pour signifier au loin la survenue d’un décès dans la famille. La petite foule de parents et voisins ne tarde pas à se disperser. Apparemment sans plus rien avoir à se dire ; même pas en aparté. Les discours rituels ont été escamotés : le patriarche maître de la concession, l’homonyme et grand-père du défunt n’a rien eu à dire, ni le représentant de la famille maternelle, ni le père, encore moins la mère du disparu. Il n’y a pas eu non plus d’hommages des amis et connaissances ni ceux d’associations socioprofessionnelles. Le chef du quartier n’a donc rien eu à conclure. Personne n’a songé au culte de requiem.
Oubliée aussi la collation ; comme le cercueil tout à l’heure, la toilette mortuaire, sa part de maquillage- pommades, veste noire, chemise blanche, nœud papillon, gants blancs, etc. « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » ; ça va aller plus vite, selon la volonté du Créateur, pour contribuer à perpétuer le cycle de la vie, aurait pu conclure un des prêches platement justificatifs de ces prédicateurs du village qui passent un temps fou, lors des cérémonies d’adieu aux morts, à enfoncer des portes ouvertes. Eh oui ! L’inhumation s’en est tenue strictement à sauver la face hygiénique de l’enterrement. Celui d’un chien de Nègre n’aurait pas moins attendu, en dévouement et reconnaissance autant qu’en respect des formalités d’usage, de la part de son maître.
Chacun s’est retiré tête basse, sans un regard pour personne, on dirait en tête-à-tête avec soi-même, tenaillé peut-être par une conscience malheureuse de n’avoir pas assez essayé pour limiter les innombrables dégâts dont la pauvre victime vient d’accéder finalement au repos éternel.
Seules quelque trois vielles pleureuses restées dans la cour  principale du grand-père, évoluant à la queue leu leu, se laissent aller à leur réflexe habituel - pour peu que le contexte s’y prête, que se lamenter publiquement ne fait aucunement honte. Une vieille convention sociale veut de préférence y faire voir un signe de sensibilité, de la promptitude à la compassion. Les grands-mères chantonnent plutôt, susurrant, égrenant la litanie de leurs malheurs à elles, pathétiques, incommensurables. Personne pour pleurer à chaudes larmes, endolori par la perte subite d’un être cher. Trois épouses de son père n’ont pas fait le déplacement de Mabu : la cousine co-épouse de sa mère et celle qui l‘a supplantée à son tour dans le lit conjugal ; puis la quatrième encore en lune de miel, selon quelques retombées des commérages à voix étouffée de femmes.   
P.8-12



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