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Livres Afrique aux épines - Page 2

Afrique aux épines - Page 2

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Afrique aux épines
A l'oral du Bac
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A l'oral du Bac
Lycée de Nala. Bâtiment C. Sous-Jury 40. Dans un coin semi-obscur de la salle 11 réservé à l’épreuve de philosophie. C’est le tour de la candidate Djolo Candace d’affronter le professeur.
« Mam’selle approchez ! … Votre pièce d’identité, s’il vous plaît… Bon ! Mademoiselle Djilo Candace du Lycée Bilingue de Mapanda… Vous avez dix-huit ans révolus. Donc, il vous faut une carte nationale d’identité.
- La voilà, Monsieur.
- Bien ! Vous êtes en règle… Quelle charmante créature ! Quelle belle enfant ! Dites-donc ! Vous êtes bien faite, faite pour rayonner, drainer tous les cœurs sensibles après vous. D’abord ce prénom, parlons-en, Candace. Qui vous l’a choisi ?
-  Mon père, Monsieur.
- Vraiment ! Il a des ambitions pour vous ; beaucoup d’ambitions ! Vous le savez ?
- Je ne comprends pas bien Monsieur.
- Bien ! Que savez-vous de Candace ?
- Monsieur, je crois savoir que c’est une reine d’Ethiopie célèbre.
- Bien ! En quoi consiste sa célébrité, Mademoiselle ?
- … C’était peut-être un… un général d’armée et chef d’Etat.
- C’est une femme non ?
- Oui, Monsieur.
- Tant pis pour les féministes qui pensent avoir tout à apprendre à la femme africaine ! C’est fini avec la générale Candace, Mademoiselle ?
- … Elle aurait perdu un œil au cours d’un combat célèbre, Monsieur.
- Ah, oui, oui ! C’est exact. C’est candace qui a empêché la puissante armée romaine commandée par l’empereur Auguste d’envahir la Corne de l’Afrique après la conquête de l’Egypte sous Cléopâtre. J’ai lu une page où quelqu’un la traite de généralissime, pour mieux magnifier son génie militaire. Enfin tout est bon, excellent chez cette honorable Candace, sauf qu’elle s’est fait arracher un œil. Ce n’est pas bon, vraiment pas bon ! Toi, je ne te vois pas un œil en moins ; ah non ! Jamais, jamais de la vie ! J’en mourrais de compassion ! … Etait-elle mariée la célèbre Candace ?
-… Je ne sais pas Monsieur.
- En tout cas je n’aurais pas souhaité être à la place de son mari. Un œil … un beau visage défait ! Rien ne vaut la beauté d’un visage de femme ; même pas le destin d’un pays, d’un peuple. N’est-ce pas Mademoiselle Djilo ?
- C’est ça Monsieur.
- Pardon ! Une mise au point qui vaut son pesant d’or : l’oral n’a pas encore commencé ; nous nous saluons seulement. On peut même l’éviter, cette histoire de l’oral ; ça dépend de toi. Seulement de toi hein ! Comment va le Lycée Bilingue ?
-  Bien Monsieur.
- Il est célèbre par la beauté de ses filles, leur grande disponibilité. J’espère que vous ne ferez pas exception… Mais prenez place, Mad’moiselle ! … Pas là, plutôt ici à ma gauche, à côté de moi… tout contre moi… N’aie pas peur. Voilà ! On y est. On se tutoie n’est-ce pas ?
- …
- En face de moi là, à deux tables-bancs de distance, c’est la place des candidats quelconques. Je te fais occuper une position de choix. Tu le mérites… Je crois que nous pouvons commencer. Qui vous a tenus en philo cette année Mad’moiselle ?
- Monsieur Lampala.
- Lampala ! ? Celui-là alors ! Tu es contente de ses services ?
- Oui Monsieur.
- Ça signifie que tu es vraiment en danger, si tu n’as pas fourni assez d’efforts personnels en philo. Avec certains collègues ; les élèves ne peuvent réussir que par l’autodidactie ; mais l’issue finale dépend de toi, hein ! De ce que tu es disposée à faire maintenant là. Tout s’arrange dans ce bas monde… Au fond, Mademoiselle, à quoi sert le Bac ?
- … C’est pour… c’est pour entrer à l’Université, Monsieur.
- Donc tu ne songes pas au mariage ! ? Avec un grand type… Enfin ! Ta définition manque de pittoresque, elle n’est pas imagée. Procédons à son illustration concrète. Connais-tu un homonyme au mot Bac ?
- Oui Monsieur. Il y a le bac pour traverser une rivière.
- Très bien ! Nous sommes en bonne voie ; les deux bacs jouent exactement le même rôle. L’embarcation motorisée te conduit de la rive dont tu ne veux plus à celle où se profilent tous tes projets d’avenir. De même le bachot, diplôme unique en son genre, t’est nécessaire pour traverser, sans problème, la mer houleuse de l’existence. Il fait passer du côté des envieux à celui des enviés, du camp des exploités à celui des exploiteurs, du prolétariat à la bourgeoisie. Tu comprends très bien, n’est-ce pas ?
- Pas tout à fait, Monsieur.
- Bon ! Ecoute-moi bien. Ouvre largement tes belles et appétissantes oreilles. Tu reconnais quand même que sans le Bac tu ne peux rien à l’heure actuelle ; tu demeures un être anonyme. Malgré ta splendide beauté alors condamnée à rester sauvage. Une condition on ne peut plus inconfortable, indigne de ta personne, n’est-ce pas ?
- Oui Monsieur.
- Bien entendu, le tableau social que je viens de brosser n’est pas aussi clair chez nous que partout ailleurs dans le monde. Nous avons encore de nombreux illettrés qui tiennent le haut du pavé chez les enviés. Mais c’est une situation transitoire liée aux phénomènes perturbants de la colonisation et de son succédané, le néocolonialisme. L’avenir va être différent, fatalement. Nul ne pourra plus percer, atteindre la plage dorée des gens biens, sans emprunter le Bac. Ta génération est condamnée à cela. Tu vois bien ce que je veux dire Candace ?
- Oui Monsieur.
- … Mais ! Qu’est-ce que vous foutez là ; les gars ? Vous venez nous épier ou quoi ! ? Allez-vous-en, bande d’hurluberlus ! Ne repassez pas avant une heure d’horloge ; vous avez les autres matières à passer. Je reviens à toi Candi. Excuse-moi pour ce petit énervement, bien justifié d’ailleurs, car le Noir est trop curieux. La curiosité est un défaut ; n’est-ce pas ma chère ?
-  Oui Monsieur.
- Vraiment ! Comment des êtres sensés, civilisés, peuvent-ils venir suivre avec attention ce qui se dit entre un homme et une jeune femme ! ? Songeraient-ils à me couper les pieds ? Quel culot ! Les jeunes d’aujourd’hui sont mal élevés. Enfin revenons à nos moutons. Je crois avoir réussi à te faire pleinement soupeser l’importance capitale du Bac dans la vie de nos jours. N’est-ce pas ma chère Djilo ?
-  Oui Monsieur.
- Alors décide-toi. Réagis en conséquence… Montre que tu es intéressée. Rien n’est pour rien en notre monde-ci.
- …
- Toi-même tu avoues que tu n’as rien appris en philosophie puisque c’est Lampala, un incapable, un vaurien, qui t’a tenue toute l’année. Il te faut pourtant passer ton examen, n’est-ce pas ?
-  Oui Monsieur.
- Je te le souhaite. Ardemment ! Les personnes faites comme toi ne devraient jamais échouer, en quoi que ce soit. On a un tel plaisir à les servir qu’on serait heureux d’être pour toujours leur esclave. Moi, je suis disposé à te donner le Bac. Avec mention, si tu veux. Quel que soit ton niveau. Il suffit de ta part d’un tout petit geste de sympathie (presque rien pour toi, mais tout l’or du monde pour moi), et je suis prêt à affronter pour toi tous les périls. Tu saisis bien l’enjeu, n’est-ce pas Candi ?
-  Non, Monsieur.
- C’est pourtant simple ! Tout à fait simple ! Je te propose ceci : à midi, tu passes me voir à l’Hôtel des Flambeurs, chambre 127. Je te donnerai alors le détail de ce que j’attends de toi. Voici ce que je vais faire si tu te montres gentille. Regarde cette fiche portant la liste des candidats à interroger ce matin. C’est ça ton nom, tu as vu ?
-  Oui Monsieur.
- Je te donnerai 18/20. C’est-est ça ! Si tu te révèles coopérative, je maintiens la note… Affectée du coefficient deux, cela te fait 16 points de gagnés au-dessus de la moyenne. C’est important… Je peux même faire plus. Je n’aurai qu’à voir mes collègues pour que tous te mettent de bonnes notes. J’ai aussi le moyen de te faire décrocher une bourse substantielle,  pour aller poursuivre tes études en France, à Paris… Que dis-tu de tout cela, Candou ?
- Je ne sais pas, Monsieur.
- … Comment tu ne sais pas ! Il va de soi que si tu démérites, la note 18 est facilement transformable en 03. Un devient zéro ; et huit prend la forme de trois. Regarde un peu sur ce brouillon comment je procède…Tu vois que c’est parfait, hein ! Et je connais des compagnons qui peuvent m’aider dans le sens inverse de tout à l’heure, à te châtier. Voilà le marché tel qu’il se présente. C’est du donnant-donnant. Tu viendras ? C’est dans ton intérêt bien compris.
- … Je verrai, Monsieur.
Hilaire Sikounmo, Afrique au épines, P.186-191

 



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