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Éducation-Pédagogie : Réapprendre à apprendre

Éducation-Pédagogie : Réapprendre à apprendre

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En pédagogie comme dans la vie courante, les habitudes ont la peau dure. Chassez le naturel, il revient au galop, selon un aphorisme populaire. Le modèle transmissif résiste toujours avec son pendant : le cours magistral et cette figure du magister face aux apprenants qui ingurgitent la « bonne nouvelle » qu’apportent les enseignants ; son corollaire : l’ennui qu’il cause, une transmission médiocre du savoir, des difficultés, relativement des apprenants, à construire et à conquérir les connaissances et les savoirs. Il y a un plaisir à apprendre et apprendre est utile.

Il y a quelques années, un ministre français de l’Éducation nationale saisit une bouteille d’eau minérale qui était placée sur la table et s’exclama devant un parterre impressionnant : « voilà le savoir ». Apercevant un verre, il enchaîna, « Ceci est l’élève ». Fier d’expliquer aux auditeurs savants ce qu’enseigner, selon lui, voulait dire, il versa le contenu du récipient et, emporté par son geste, aspergea la table. L’anecdote, mêmsi elle ne suscita aucune réaction d’indignation de la part des auditeurs réunis, est révélatrice de l’archaïsme qui exerce ses ravages dans nos établissements scolaires à la seule évocation du mot « pédagogie ». Cet archaïsme est d’autant moins justifié qu’un observateur averti du système scolaire camerounais, du moins de ce qui en tient lieu, a de la peine à donner des « félicitations du jury ».

Les conséquences de cet anachronisme sont nombreuses et inestimables. Victimes de certaines pratiques pédagogiques qu’ils subissent au quotidien, les élèves versent, la plupart du temps, dans le verbalisme et le psittacisme (répétition mécanique, sans comprendre, de phrases, de mots, de notions et de concepts). Les récitations fautives, les défigurations de phrases et de mots, les interversions et les coq-à-l’âne sont si fréquents qu’ils sont des indicateurs irréfutables d’une négation et d’une absence de pensée.

La machine est coincée de l’enseignement fondamental à l’université. Illustration : à la fin de la classe de terminale, certains élèves sont incapables d’établir un lien entre l’acide désoxyribonucléique (ADN) et la maladie génétique ou leur propre hérédité, de construire un arbre généalogique, beaucoup ignorent les caractéristiques d’une molécule, d’un atome et d’une cellule, etc. En histoire, les « ultimatums » deviennent « les ultimes atomes », en Sciences de la vie et de la terre, les chromosomes sont des hormones et autres neurones ; la lune est une planète. En français, certaines incongruités, quasiment analogues, sortent de la bouche des enfants de l’école primaire, des adolescents des lycées et collèges et …d’étudiants pourtant passés entre les mains des enseignants qualifiés et chevronnés ; l’orthographe ou la dictée, le vocabulaire, l’expression écrite sont devenus des catastrophes. On n’est plus étonné de les entendre dire : «Je la dis que » ; « j’ai causé à ma mère », « c’est fort sur moi » ; « le dehors veut seulement me finir », « c’est de la faute de Paul », «je me suis croisé avec lui. », « je suis démocratique » ; « donnez-la une boisson alcoolisée » ; « tu as gagné un cadeau », « est-ce que je t’ai prononcé » ; « tu m’as gagné »…Autant de perles d’incultures relevées dans les copies des élèves ou sorties de la bouche des apprenants, qui feraient sourire, comme tout sottisier, si elles ne donnaient le sentiment que beaucoup d’élèves apprennent sans comprendre, que la construction et/ou la transmission du savoir sont une machine grippée et l’école en panne d’imagination.

Manque de volonté politique
Au lieu d’arrêter cette hémorragie, autrement dit, plutôt que de freiner cette descente aux enfers, en repensant ce qui tient encore lieu de système scolaire, l’État ne fait rien, du moins, les autorités publiques se contentent des mesures palliatives, de replâtrage qui ne changent et ne changeront pas le fond des problèmes soulevés depuis belle lurette par les enseignants et leurs syndicats. Le type de Camerounais, à former ou que l’on forme, défini depuis les États généraux de l’Éducation tenus en 1995, reste celui du 20e siècle. Le Forum national de l’Éducation (FNE), revendiqué, à cor et à cri, par les enseignants depuis plus d’une dizaine d’années, par ailleurs, instance au cours de laquelle le système scolaire camerounais devrait être repensé, où la vision de l’éducation et le type de Camerounais à former pour le 21e siècle devraient être définis, le FNE, disais-je, est renvoyé aux calendes camerounaises.

Nous ne ferons pas injure à l’intelligence de ceux ou celles qui incarnent l’État au Cameroun en affirmant qu’ils ignorent que « l’éducation est à la vie sociale ce que sont la nutrition et la reproduction à la vie physiologique » (Dewey, 1983 :24). Ils savent aussi que : « un peuple ne peut connaitre que le destin que lui a forgé son système éducatif », comme le souligne l’enseignant-écrivain Hilaire Sikounmo (1992 : 7). Si « la volonté politique est l’incitation à donner suite aux engagements déclarés et aux lois », (Jennifer Cooke, 2016), je peux affirmer que, manifestement, il y a un manque de volonté politique de la part des autorités camerounaises. Sinon, comment comprendre que depuis 27 ans, elles n’ont jamais voulu repenser le système éducatif camerounais, malgré de nombreuses promesses non tenues ? Comment comprendre que depuis 40 ans elles n’ont jamais voulu tenir le Conseil de l’Enseignement supérieur, de la recherche scientifique et technique, le troisième et dernier du genre, présidé par l’ex-chef de l’État, Ahmadou Ahidjo, ayant eu lieu du 20 au 23 octobre 1982 ?
Certains chefs d’établissement privés ne restent pas les bras croisés relativement à cette situation alarmante et au regard des performances des apprenants dans certaines matières enseignées dans des établissements scolaires. C’est le cas du collège François-Xavier Vogt qui a décidé, dans l’optique d’accroitre les performances des élèves dans des matières où ils rencontrent le plus de difficultés, d’organiser, dans l’enceinte de l’établissement, pour toutes les classes d’examen, du 19 au 22 décembre 2022, des cours de soutien, qui se dérouleront de 07h30 à 15h30. Aussi les responsables de ce collège ont-ils décidé de revenir aux fondamentaux de la langue française, tout en se conformant aux directives ministérielles. C’est ce qui ressort de la première assemblée générale de l’Association pour la Promotion de l’École catholique dans l’archidiocèse de Yaoundé (APECY), tenue le 10 novembre 2022, dans la bibliothèque de cet établissement, en présence du staff administratif et des délégués des parents.

Il n’est point besoin d’épiloguer sur les méthodes pédagogiques, notamment l’approche par compétence (APC) ou la pédagogie par objectifs (PPO), qui feraient ressurgir le sempiternel conflit des méthodes. N’évoquons même pas la question du manuel scolaire, la complaisance et l’approximation dans son évaluation, afin d’éviter de susciter l’ire de ceux qui, à tous les niveaux, tirent leur épingle de ce jeu de massacre.

Recherche
Cela fait pourtant longtemps que des chercheurs attirent l’attention des décideurs et de l’institution scolaire afin qu’ils cessent de mettre la charrue avant les bœufs. Parmi ces chercheurs, André Giordan, alors professeur de didactique et d’épistémologie des sciences à l’université de Genève, est apparu comme le chantre de la réflexion sur l’apprendre. Giordan observe : « quels savoirs faut-il ? a toujours été, et reste, l’interrogation majeure des ministres de l’Éducation. Apprendre est aux abonnés absents. Sans parler des réactions, ou plutôt de l’absence de réaction des élus de la nation. A-t-on déjà vu un député, un seul, et, quel que soit le pays, interroger un ministre sur ce qu’il pensait des recherches sur l’apprendre ? Pourtant, on ne lance plus un simple appareil ménager sans un minimum de réflexion ».
Beaucoup d’élèves fuient les filières scientifiques après la terminale. Témoin, Joëlle qui avait obtenu son baccalauréat D en juillet dernier, mais qui ne savait pas si elle continuera ses études à la faculté des sciences ou si elle ne va pas acheter un téléphone portable pour s’installer à son propre compte, afin de gagner un peu d’argent. « Je ne sais pas ce que j’irai à l’université faire. Là-bas, comme au lycée, on apprend des tas de choses par cœur ; on fait peu de manipulations ; on nous apprend à résoudre des équations. Mais, en fin de compte, on se demande à quoi vont nous servir toutes ces notions », affirmait-elle, perplexe, après la publication des résultats des examens par l’Office du Baccalauréat du Cameroun (OBC).

La plupart des élèves interrogés déclarent s’ennuyer en classe. Cet ennui démotive, induit l’absentéisme. Normal, puisque les élèves passent le plus clair de leur temps à écouter les enseignants et à recopier, même sans comprendre. Ils ne sont généralement pas sollicités pour construire l’objet de la connaissance. Les moments où le savoir leur parle, les questionne, les motive et leur apporte ce « petit quelque chose » leur permettant de penser par eux-mêmes et d’agir sur le monde, sont rares, très rares même.


Dans cette situation, les coupables, mieux les responsables sont vite désignés. Ce sont les enseignants. La facilité avec laquelle ils sont pointés du doigt laisse perplexe. Engoncés dans des vêtements suffisamment élimés au fil des lavages successifs, armés souvent d’un bout de craie seulement et tenant entre les doigts des feuilles de papier jaunies par le temps ou des photocopies de très mauvaise qualité, certains enseignants, ceux qui ont encore le cœur à la tâche, font ce qu’ils peuvent dans des conditions de vie et de travail surréalistes. Quelquefois, faute de formation continue pour les uns, leur savoir-faire n’est plus à la hauteur de leur savoir résiduel. Pour les autres, leur formation pédagogique n’égale pas leur bagage académique.
C’est qu’en matière pédagogique, les habitudes ont la peau dure. Décrocher une licence, une maitrise, un master 1 ou 2, un doctorat ou un diplôme des Écoles normales supérieures (Ens) ou « annexes des facultés », selon les mots appropriés des étudiants, ne confère pas le talent de « transmettre son génie » aux enfants ou de leur apprendre à construire les savoirs. Aussi certains pensent-ils que n’importe qui peut être enseignant, puisqu’enseigner ne s’apprend qu’en exerçant du haut de sa chaire.
Cette perception des ENS, refuges de ceux ou de celles qui n’ont pas pu trouver mieux ailleurs et lieux privilégiés, pour la part des diplômés de l’enseignement supérieur qui y entrent, de recherche uniquement des matricules de la solde, est révélatrice de l’absence de formation pédagogique des enseignants dans ces institutions, du contenu et des méthodes d’enseignements étrangement identiques à ce qui se fait dans les facultés des universités. Dans ces écoles où on est supposé préparer les élèves professeurs à la fonction enseignante, autrement dit où on est supposé leur enseigner la pédagogie et les méthodes pédagogiques, les enseignants y sortent sans savoir comment parler aux jeunes apprenants, comment aborder ou préparer une leçon, comment maitriser sa classe, comment tenir une classe difficile, quelle attitude avoir face à un apprenant violent et belliqueux, que faire face aux incivilités volontaires ou non commises par les élèves, comment accueillir les sobriquets attribués pas les apprenants, comment motiver ses élèves, que faire face aux apprenants en situation de handicap, comment permettre aux apprenants de construire le savoir, etc. Cette absence de formation pédagogique n’est pas comblée par les enseignants-encadreurs lors des stages pratiques. Pour certains enseignants-encadreurs, l’arrivée des futurs enseignants constitue des moments idoines pour souffler. C’est l’occasion rêvée pour aller ailleurs chercher à arrondir les fins du mois difficiles, en abandonnant les élèves aux mains inexpertes des élèves professeurs.

Peut-être ne faudrait-il pas évoquer la situation des inspections de pédagogie devenues de simples garages et celle des inspecteurs dits de pédagogie, souvent intellectuellement et pédagogiquement moins outillés que certains enseignants qu’ils sont supposés encadrer et qui évitent de prendre la parole lors des journées dites pédagogiques, de peur d’exposer leurs limites. Certains avouent, honnêteté intellectuelle oblige, ne rien comprendre, quand on évoque certaines méthodes pédagogiques, notamment l’APC. Tel cet inspecteur de pédagogie, rencontré, il y a quelque temps, dans un lycée de la ville de Yaoundé, qui se demandait comment il devait se prendre pour parler de l’APC aux enseignants alors qu’il n’a pas été formé pour appliquer ou enseigner cette méthode pédagogique.
Autant d’entraves qui expliquent que le sacro-saint cours magistral ou ses dérivés – qui érigent l’enseignant en évangéliste ou en robinet, distributeur du savoir à la manière d’une borne fontaine, et l’apprenant en fidèle, en réceptacle destiné à recevoir son contenu de diverses provenances (mathématiques, histoire, géographie, sciences de la vie et la terre, sciences physiques, chimie, philosophie, etc.) – continue d’être prisé par des enseignants du primaire, surtout ceux du secondaire et du supérieur, nonobstant l’introduction d’une nouvelle approche pédagogique, l’approche dite par compétence qui, selon les tenants de cette méthode pédagogique recherche les compétences à développer et amène les apprenants à construire eux-mêmes les savoirs.

Le cours magistral renforce aussi l’infirmité de l’éducation parentale en soumettant les apprenants à une mesquine loi de silence selon laquelle, l’enfant le plus sage est celui qui ne parle pas beaucoup et qui obéit sans rechigner et sans regimber. Confucius n’avait pas nécessairement tort quand il disait que : « une éducation qui exige l’obéissance aux parents et aux maitres forme la base pour une obéissance absolue aux maitres de la société ». Et Daniel Etounga Manguele de renchérit « c’est parce que le silence est imposé aux enfants qu’il peut l’être plus tard aux adultes » (1991: 82). Ce travail d’assujettissement, plus ou moins délibéré, des enfants commence dans des familles où certains parents ignorent qu’à force de se taire, la croissance du cerveau ralentit; les connexions entre les neurones ne s’y forment plus; on cesse de réfléchir et les intelligences s’émoussent.

Cours magistralSi l’efficacité du cours magistral semble être reconnue et prisée par bon nombre d’enseignants, il faut reconnaître que sa rentabilité et ses conditions d’emploi sont très limitées, le message n’étant entendu que s’il est attendu. Ce qui suppose que l’apprenant et l’enseignant doivent se poser les mêmes types de questions, partager les mêmes références culturelles, raisonner de la même façon et tendre vers le même but. Situation difficilement envisageable dans nos salles de classe – petites sociétés (E. Durkheim) – aux effectifs pléthoriques (parfois plus de 120 élèves dans certaines salles de classe avant le surgissement de la Covid 19 et quelquefois 80 par classe, même, pendant la Covid 19, en violation des directives gouvernementales fixant à 60 le nombre d'élèves par classe). Par conséquent, les enseignants ne devraient pas les conduire comme si elles ne sont que des agglomérations d’individus indépendants les uns les autres. Il est d’ailleurs fréquent d’entendre les élèves et les étudiants se plaindre en des termes évocateurs : « Monsieur, vous lisez trop vite »; « Monsieur, nous ne comprenons rien ».
Nonobstant les brèches de changement ouvertes depuis des décennies (méthodes actives, pédagogie par objectifs, par petits groupes, par contrats, par fiches, approches par compétence, etc.), le cours magistral, hérité de Locke (1632-1704) résiste toujours. Même si, depuis quelque temps, certains enseignants commencent leurs cours par des situations problèmes, toutes velléités de changement se heurtent à des résistances farouches. Selon ce modèle, encore appelé modèle « frontal », le cerveau est considéré comme une tabula rasa, une « pièce sans meubles ». Qu’est-ce à dire ?
Pour les partisans de ce modèle, le cerveau est aussi « vierge » qu’un tableau noir nouvellement peint avant que l’enseignant ne commence à écrire. Ainsi suffit-il que l’apprenant soit en situation de réception, le rôle de l’enseignant étant d’exposer clairement et progressivement, et si possible de répéter.
C’est la raison pour laquelle la plupart des enseignants, lorsque les apprenants sont confrontés aux difficultés qui empêchent la conquête, l'acquisition des connaissances ou des compétences, s’en tiennent à de simples exhortations bienveillantes, le plus souvent appuyées par un des adverbes qui leur sont si chers, mais qui n’apporte rien en termes d’informations supplémentaires aux élèves : «, taisez-vous, suivez et lisez attentivement », « tu es vraiment incapable », « faites intelligemment et convenablement votre travail », « avancez prudemment », « analysez subtilement et intuitivement », « appliquez scrupuleusement les règles ».

Par ce modèle donc, on n’avance guère. On en veut pour preuve, les échecs massifs aux examens officiels organisés par les ministères en charge de l’Éducation, malgré une sorte d’embellie questionnable ces trois dernières années, encore appelées « les années de la Covid 19 », périodes pendant lesquelles la plupart des établissements publics, et quelques établissements privés des grandes métropoles (Yaoundé, Douala Bafoussam, etc.) pratiquaient la mi-temps du fait des effectifs pléthoriques. Même les résultats en hausse obtenus, par cette « génération Covid » pendant ces « années de la Covid 19 », aux différents examens officiels ne semblent être qu’un épisode passager lié à la politique mise en place par les responsables en charge de l’éducation pour éviter ou atténuer le mécontentement des parents et juguler les exodes des élèves camerounais qui ne cessent de lorgner du côté des pays voisins où, estiment-ils, ils peuvent facilement obtenir leurs parchemins, principalement le baccalauréat. D’aucuns n’hésitent pas à qualifier de politiques lesdits résultats aux examens des sessions de juin 2020, 2021 et 2022.
Pourtant, l’enseignant ne devrait jamais exiger quoi que ce soit des apprenants sans demander « ce qui doit se passer dans leur tête, pour qu’ils y parviennent » (P. Meirieu, 1994 :9)
Il est indéniable que les partisans des cours magistraux, donc de la transmission du savoir à la manière d’une borne-fontaine ou de la pluie qui tombe du ciel, parleront de la dévalorisation des contenus d’apprentissage au profit des processus d’apprentissage. Ils oublient, malheureusement, qu’il n’y a pas de processus sans contenu et que pour maitriser les contenus, il faut décomposer le savoir en opérations mentales, « […] l’explorer […] le parcourir dans tous les sens pour en saisir la cohérence et en permettre la présentation aux autres et leur véritable appropriation » (P. Meirieu, ibid, 10). L’auteur de Apprendre, oui…Mais, comment, estime que « tant que je ne sais pas quel est le chemin que l’apprenant doit faire pour aller où je veux le conduire, je ne peux qu’enjoindre d’y aller, le supplier parfois, le menacer souvent…mais sans véritable espoir qu’il y aille autrement que par hasard ou parce qu’il aura découvert, ailleurs et en dehors de moi, clandestinement en quelque sorte, le chemin. En revanche, le fait de s’interroger sans cesse pour savoir comment les choses peuvent s’organiser dans l’intelligence de celui qui apprend, ce qu’il doit identifier, opposer, confronter, les matériaux qu’il doit utiliser, comment il doit les traiter, les étapes par lesquelles il doit passer, les opérations mentales qu’il doit effectuer…tout cela ne peut être fait que par celui qui maitrise vraiment les savoirs, et qui, peut-être, d’une certaine manière, ne les maitrise que parce qu’il s’efforce de faire cela en permanence ».

Certes, la relation unissant l’apprenant et l’enseignant est complexe. N’empêche que la structure de pensée d’un élève ne fonctionne pas comme une bande magnétique. « Il ne suffit pas de mémoriser pour apprendre », soutient le Professeur Giordan. « Le cerveau d’un écolier n’est jamais vierge, mais encombré de conceptions préétablies (sur la structure de la matière, la notion de frontière, etc.), de stéréotypes hérités de sa famille, de la culture ambiante…Il doit donc intégrer en permanence de nouvelles informations dans une structure de pensée déjà en place qui, ô paradoxe, les rejette ! L’émergence d’un nouveau savoir ne s’accomplit que si l’enfant saisit ce qu’il peut en faire, parvient à modifier son architecture mentale, quitte à le reformuler complètement, et si ce savoir lui apporte un plus dont il peut prendre conscience…Il faut ‘faire avec’ pour ‘aller contre’. […] Le jeune consent d’autant plus facilement des efforts qu’il en saisit le ‘pourquoi ?’ le ‘ comment ?’. » Or, enchaîne Giordan, « l’école l’assomme de détails anecdotiques qu’il n’arrive pas à rattacher à son univers quotidien et qui ne correspond en rien à ses préoccupations ».
Apprendre, c’est, pour ainsi dire, faire aussi évoluer ses propres représentations en relation avec les progrès dans les différents domaines de la vie (scientifique et technique, littéraire, culturel, économique, environnemental, écologique, sociopolitique, anthropologique, etc.) ; c’est donc faire évoluer concepts et conceptions dans ces différents domaines, étant entendu que les enseignants eux-mêmes ne sont pas privés de conceptions (souvent inadaptées et mal adaptées). On sait depuis S. Moscovici que les représentations sont des systèmes de pensée. Qu’elles sélectionnent des informations, les sortent de leur contexte d’origine et les structurent en images, qui deviennent des catégories de langage (Michel Tozzi, 1994).

L’observation ci-dessus faite par le Professeur Giordan est d’autant plus pertinente qu’un exemple pris dans le contexte camerounais permet d’illustrer ses propos.
En effet, le jeudi 17 janvier 2002, en troisième espagnol dans un lycée situé dans la région de l’Est au Cameroun, un enseignant propose à ses élèves le sujet de rédaction suivant : « Que pensez-vous de cette affirmation : ‘ventre affamé n’a point d’oreille ?’ ». Répondant à la question posée, un élève écrit (texte intégral non corrigé) : « Le ventre est la partie du corps qui comporte les estomacs, les foies, les poumons dans lesquels la nourriture vient rester. Les oreilles de leur part sont situées sur la tête qui est séparée du ventre par le cou. Le ventre, qu’il soit affamé ou pas ne peut donc pas avoir des oreilles. La personne qui a dit donc que « ventre affamé n’a point d’oreille » est zéro. Il ne connaît pas les sciences et le corps humain. Il n’a pas fait le cours élémentaire. Pourquoi je dis ça ? Nous aurons donc les preuves dans les lignes suivantes.
C’est la première fois d’entendre qu’il y a des oreilles sur le ventre et que ces oreilles disparaissent quant on a faim. Je crois c’est un problème de sorcellerie. Car je n’ai pas moi les oreilles sur le ventre. On dit même qu’il y a des gens qui ont quatre oreilles. Ce sont des vampires ou quoi ? »
Faut-il rire ou pleurer face à une telle copie ? Toujours est-il que cet exemple illustre à suffisance que les enseignants commettent une erreur lorsqu’ils croient que les élèves possèdent des connaissances préalables suffisantes et un vocabulaire adéquat pour répondre aux questions qu’ils leur posent ou pour suivre les exposés. Et la manière dont ils structurent habituellement leurs cours montre qu’ils cherchent seulement à renforcer leur système de pensée, convaincus que ce qui « va » pour eux « ira » pour leurs élèves, s’il faut parler comme Giordan. D’où la nécessité pour les enseignants de tenir compte des idées toutes faites que les apprenants ont dans la tête.
Il est tautologique d’affirmer qu’apprendre suppose un volontarisme, la formation intellectuelle s’opérant de manière active. C’est également un truisme lorsqu’on affirme que celui que l’on conduit s’habitue à être guidé et que la liberté s’apprend par une activité libre. Il y a lieu de douter de la pertinence de l’éducation qui ne prescrit pas d’écouter les enfants ou les élèves, de les respecter, car ce ne sont pas des troupeaux que le berger doit conduire de pâturage en pâturage sans leur demander quelles herbes ils veulent brouter. Aussi convient-il de souligner que les savoirs ne sont jamais acquis, mais construits, jamais construits solitairement, mais dans l’interaction avec les autres. Il faut enfin admettre qu’il n’y a pas incompatibilité entre l’effort et le plaisir, n’en déplaise aux partisans de la conception selon laquelle labeur rime avec sueur. « Les sentiments, les désirs, l’engagement de l’imaginaire et les passions éventuelles jouent un rôle stratégique dans l’acte d’apprendre. Seulement, la sphère affective émotionnelle n’est pas suffisamment prise en compte, faute de modèle expliquant les liens entre le cognitif et l’affectif ». C’est dire s’il y a encore du travail pour réapprendre à apprendre. La route est encore longue. Rien n’empêche aux enseignants de relire ces mots de Philippe Meirieu, « le métier d’enseigner requiert un effort permanent d’élucidation et de rectification de nos représentations de l’apprentissage »

Jean-Bosco Talla
Journaliste
(Inspecteur de pédagogie dans une autre vie)