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Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun - Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane

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Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun
Le prétexte Beti
Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane
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Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane
Anicet Ekane a écrit ces derniers temps trois textes essentiels sur le tribalisme : le premier, une interview sur la question Bamiléké, le deuxième, une réflexion sur le prétexte béti, et enfin une clarification sur son auto-identification en clandestinité comme Bamiléké. Il serait malheureux de ne pas soumettre ces réflexions et prises de position à la grille de la critique, tant parce qu’il y touche le cœur du problème camerounais, l’État tribal, que parce qu’il y marche sur un tabou de notre histoire et l’une des causes de nombreux échecs des forces progressistes depuis 1960 : le tribalisme de Gauche. Parce que c’est à son propre péril que la Gauche camerounaise oublie la question de l’État tribal, ou pire, pose des actes tribalistes ou perçus comme tels, il est salutaire de voir que le tribalisme fait de plus en plus débat au sein de la nébuleuse upéciste, moins pour y voir une manipulation occidentale, la longue main de la France donc, allant dans le sens du vieux réflexe du ‘diviser pour mieux régner’. Argument classique de l’um nyobisme, s’il y en a, qui cependant s’écrase aujourd’hui, en 2014 donc, devant la position centrale de la bamiphobie et de son pendant la bamiphilie, dans la dynamique interne du tribalisme au Cameroun qui comme on sait, s’organise sur les résidus de la Guerre civile de 1960-1970.
Mais originales sont aussi les points de vue d’Anicet Ekane, parce qu’ils ne tombent pas dans les habituels ‘talking points’ qui de manière interchangeable sont déversés sur quiconque pose la question du tribalisme en prenant comme élément de sa réflexion les Bamiléké, ou commet l’erreur d’être Bamiléké et de parler de tribalisme : accusation d’être le ‘tribaliste’, d’être ‘de mauvaise foi’, etc. Anicet Ekane n’est pas Bamiléké, mais bamiphile. Lors du deuil de Lapiro de Mbanga, il a d’ailleurs révélé une chose extraordinaire pour le Cameroun : il souhaiterait être enterré dans le caveau familial de la famille d’Ernest Ouandié ! Il n’y a pas engagement plus radical que celui qui lui fait confier son corps à une terre autre que celle de sa tribu, et ce, au nom de l’idéologie – au nom du Cameroun, qu’il écrit bien sûr avec K. Les acclamations sont justifiées devant telle position unique dans notre pays qui à chaque journal de treize heures, nous a habitués aux communiqués radio demandant ‘à la famille d’attendre le corps sur place’, au village donc, et ainsi a pas à pas transformé nos villages en lieu de funérailles, et donc de communion tribale de chacun avec ‘sa terre.’ pour un gauchisant comme moi, il y a beaucoup de choses touchantes dans cette position gauchisante du leader du MANIDEM, car elle est fondée dans une certaine idée de notre pays : dans une volonté de définir ce qu’on pourrait appeler la Nouvelle Gauche Camerounaise : jeune, décomplexée, sûre d’elle et de sa capacité à inventer le futur. Il n’est pas surprenant donc qu’elle cause des éjaculations précoces chez ceux qui de toute évidence accueilleraient Anicet Ekane à sa mort, et ici ce sont les Bamiléké. Ce d’autant plus que son engagement est fondé dans une sympathie claire pour le problème bamiléké, et dans une stigmatisation de la bamiphobie qu’il singularise comme étant limitée à une classe précise. ‘C’est’, dit-il, ‘la bourgeoisie bamiléké qui fait peur.’
Et pourtant, ses positions m’ont plutôt laissé sur ma faim – et je suis Bamiléké, faut-il encore le dire ? C’est d’abord, qu’Ekane Anicet a une vue plutôt vulgaire du marxisme, qu’il fonde dans un économisme de principe (‘ventre affamé n’a point d’oreilles’, ‘le nkap’, on dirait), et exprime de manière tout aussi vulgaire, d’après le modèle de la lutte de classes qui veut évidemment que le Bamiléké de New Bell n’ait rien à voir avec Niat Njifenji parce que leurs intérêts de classe sont divergents. Je dis vulgaire parce que si dans son analyse il pose clairement le problème Bamiléké, s’il s’identifie comme Bamiléké aux moments les plus sombres de l’histoire de ce pays, après 1971, il lui est bien difficile de se vivre comme problème. Et pour cause : il oublie trop évidemment des témoignages capitaux comme celui-ci, écrit pourtant par un de ses propres promotionnaires, Bamiléké : ‘Après les résultats du Bac, il était sûr de bénéficier de la bourse. C’était presque automatique à l’époque. Régulièrement il se rend à Yaoundé, en avion, pour suivre son dossier. À chaque fois, au ministère de l’Éducation, on lui fait savoir que la liste des boursiers n’est pas encore disponible. Un jour, après avoir pris des renseignements, il se rend directement à la Mission d’Aide et de Coopération, et demande à voir le responsable des bourses. Grande fut sa surprise lorsqu’on lui apprit que son dossier de bourse était fin prêt parce que le recteur du collège Libermann avait déjà donné des consignes en ce qui le concerne, mais que n’ayant pas obtenu de mention au Bac, il ne pouvait plus en bénéficier. C’est alors qu’il sortit son relevé de notes. Le responsable surpris entreprit des investigations. Le relevé envoyé par le ministère de l’Éducation ne correspondait pas à celui que le candidat avait reçu des mêmes services. Le Chef service des bourses à la Mission d’aide et de coopération saisit le ministre de l’Éducation. André Siaka prit l’avion début septembre pour rejoindre les autres élèves à sainte Geneviève.’
Problème d’une exclusion qui a lieu dans le silence d’un bureau du ministère de l’Éducation nationale ; problème d’une discrimination qui touche ici, durant les années 1960, le major de sa promotion, parce que basée sur le nom, cet identifiant de l’identité tribale chez nous, ce nom qui fixe plus que tout, le citoyen camerounais dans une région, dans une tribu, dans un village, dans un fief. Ce nom qui échappe aux ‘brassages des populations’ liés aux mariages interethniques, à la scolarisation et aux mouvements migratoires, tant dans la dynamique du tribalisme camerounais, on n’est pas Bamiléké parce qu’on est ‘de père et de mère Bamiléké’, mais d’abord et surtout parce qu’on porte un nom Bamiléké. Le nom est si tribalement fixant, qu’il oblitère la distinction de classe ! Ainsi donc André Siaka, le directeur des Brasseries du Cameroun, Bamiléké, partage la même expérience de la discrimination que le moto-taximan Bamiléké de Bependa. La même, parce qu’ici, elle est le fait, pas d’un établissement privé, pas d’une initiative individuelle comme l’injure, mais bien de l’État, par le geste obscur d’un fonctionnaire du ministère de l’Éducation nationale.
Ainsi également, Florence Tchaptchet, l’épouse de Jean-Martin Tchaptchet, ce leader de l’UPC vivant encore en exil en Suisse, est-elle bien proche d’un Bamiléké de New Bell aujourd’hui, même si elle y a plutôt vécu durant les années 1950, élève d’Ernest Ouandié qu’elle y était. Quant à Niat Njifenji, il n’est pas seulement proche d’elle parce que c’est sa cousine, même si upéciste, il l’est également, et du Bamiléké de Bépenda évidemment, du fait que la famille camerounaise d’aujourd’hui, si elle ne se définit plus par les distinctions de classe, se singularise par le fait qu’elle est fondamentalement éclatée, chacun de nous ayant des proches autant dans les sous-quartiers, au village que dans ‘la diaspora’, et tout parent rêvant évidemment de voir sa progéniture passer un concours administratif, ce chemin classique de la mobilité sociale. L’idée que la lutte des classes combinée au brassage des populations puisse être le moteur de la sortie de notre pays de l’État tribal est simplement erronée, et le plus rapidement la Gauche camerounaise se débarrasse de cette illusion le mieux ça vaudra pour notre pays, car alors elle pourra répondre à la question suivante : quels dirigeants voulons-nous après Biya ?
Anicet Ekane est très prudent sur cette question, si prudent en effet que lorsqu’il y pense, c’est surtout une république de cadavres qui lui vient en esprit : Mongo Beti, mort en 2001, Abel Eyinga et Abanda Kpama, morts tous les deux en 2014. À cette allure, évidemment, Ernest Ouandié sortirait de sa tombe pour devenir notre président, et je suis certain qu’en 2018, Anicet Ekane serait le premier à voter pour lui ! Pendant combien de temps nos leaders politiques vont-ils se donner le luxe de la fuite en avant ? Car chaque fois qu’un jeune est discriminé dans un bureau obscur de ministère, c’est un André Siaka qu’on assassine, et chaque fois qu’un André Siaka est assassiné, c’est l’avenir de notre pays qui est condamné ! L’exclusion qu’aurait subi le jeune André Siaka est criminelle, pas seulement parce qu’elle aurait cassé un homme dont le parcours scolaire et professionnel sont des témoins de l’infamie qui demeure silencieuse dans de millions de cas ; elle est criminelle surtout parce qu’elle est le nœud constitutif de l’État tribal : sa matrice. Car dans un pays aux 238 tribus, qui exclut au nom d’une tribu donne la voie libre à une autre, et ainsi fabrique la réalité tribale du vécu. Le tribalisme est le système de production et de reproduction de l’État camerounais, et la manufacture de notre présent a lieu ainsi dans le sombre de bureaux de ministères, dans les actes des commissions de bureaucrates que rien, mais alors rien ne punit, parce qu’évidemment dans notre pays, l’exclusion pour des raisons tribales n’est pas encore punie par la loi. Dans notre pays, dire à quelqu’un qu’il est tribaliste, c’est comme dire que le soleil se lève le matin. Ça n’a simplement aucune conséquence !
J’ai dit au début qu’Anicet Ekane aime les Bamiléké, mais que ce qui lui manque dans sa bamiphilie, c’est le vécu du Bamiléké comme problème. Car ce n’est pas facile d’être un problème ! Quiconque croit que le problème Bamiléké, et que la déconstruction du tribalisme au Cameroun dont ce problème est la locomotive, se résout à une bataille pour accaparer le pouvoir après Biya, sous-estime la pesanteur de l’Histoire dans la structuration de l’État camerounais, tout comme le creuset de l’alternative qui se profile pour la Gauche ici. Et quiconque croit qu’avec un président après Biya qui ne soit pas Beti, qui soit, disons par exemple, Bamiléké, la question Bamiléké aura trouvé sa solution politique parce que les Bamiléké ‘auraient enfin ce qu’ils veulent à côté du pouvoir économique’, est d’une naïveté historique époustouflante devant le têtu de ces milliers de morts de pogroms, de massacres, oui, d’un génocide Bamiléké, qui jonchent notre histoire quand l’État camerounais n’a pas encore eu l’humilité de l’État turc, de demander ses excuses officielles aux familles des victimes ; quand d’ailleurs, un Pierre Séméngué avoue avoir coupé des têtes dans l’Ouest et nargue les morts pourtant déclarés héros nationaux à l’Assemblée nationale en 1991 par les Camerounais eux-mêmes !
C’est qu’avec insistance, dans le langage qui est le sien, et qui donc plusieurs fois est polémique, la question Bamiléképose simplement la question de la deuxième république. Quelle sera donc la forme de la deuxième république camerounaise qui naitra des cendres de celle qui fut instituée en 1956 puis matérialisée en 1960 avec comme principe organisationnel ce que l’UPC appelle ‘l’aujoulatisme’ ? Voilà une question devant laquelle Anicet Ekane, tout comme les upécistes d’ailleurs, demeure silencieux, bien qu’elle soit celle même de l’alternative ! Curieux leaders qui veulent le changement, mais n’ont pas le courage de l’imaginer. S’il est naïf de croire que l’histoire camerounaise sera éradiquée, il est illusoire de croire que la tribu comme unité constitutive de l’identité camerounaise disparaîtra. Au contraire, la Gauche camerounaise gagnerait à aller plus loin dans la question ethnique. Elle gagnerait, pas seulement à renforcer l’enseignement des cultures camerounaises, comme cela est déjà fait aujourd’hui à l’École normale supérieure et l’était au collège Libermann depuis toujours ; mais à inscrire la protection des minorités comme principe même de la nouvelle république ! C’est que dans un pays dans lequel aucune tribu n’est majoritaire, dans lequel la constitution de la majorité ne peut donc se fonder que sur des alliances pan-ethniques, sur ‘l’union des tribus camerounaises’, pour recomposer le signe de l’UPC, il est fondamental de protéger les minorités.
Formulé autrement, Anicet Ekane, et la Gauche camerounaise, gagneraient vraiment à s’éloigner du modèle jacobin de la République qui, né de la Révolution française aura inspiré la Gauche depuis Marx, Lénine, la révolution russe et les révolutions prolétariennes, et à regarder dans la conception américaine, plus vieille que la française, de la république multiculturelle, pour trouver le ferment d’un futur de paix dans un pays aussi divers que le nôtre. Dans une république fondée sur la protection des minorités, le tribalisme est un crime d’État. Il est donc traqué et puni comme tel, d’au moins vingt ans de prison pour ce qui est du Cameroun, je dirai.
Dans une telle république, la majorité politique ne comprend pas seulement que la démocratie a cessé d’être la dictature du chiffre ; elle comprend au contraire, que la démocratie, c’est la protection des minorités, parce que justement la minorité d’aujourd’hui étant la majorité de demain, il est essentiel que cette minorité-là soit traitée avec respect pour fermer le cycle de la loi du talion qui est à la naissance pas seulement des violences, mais aussi des génocides.
Une telle république comprend qu’il est de son intérêt d’avoir une définition inclusive du citoyen, et donc, de ne pas se limiter uniquement aux minorités tribales, mais d’inclure également les minorités sexuelles, religieuses, et bien d’autres, selon l’auto-identification de chacun dans la démographie de l’État.
Elle comprend, une telle république, que les instruments de l’État ne devraient jamais plus être retournés contre des citoyens camerounais parce qu’ils vivent à l’extérieur du pays, ou alors parce qu’ils appartiennent à une classe sociale particulière, car l’un et l’autre, ‘diaspora’ et ‘pays’ donc, tout comme ‘majorité’ et ‘bourgeoisie’, sont des situations fondamentalement transitoires et poreuses.
C’est qu’elle comprend, une telle république, que les minorités sont constitutives de l’État, et en ce sens, ne peuvent pas, n’ont pas le droit d’être, ne devraient jamais être traitées comme des boucs émissaires.
Mais elle comprend aussi que si la forme administrative dans laquelle les minorités jouissent du plus de protection, c’est le fédéralisme, pour la sauvegarde de la république, les milices devront être interdites, et les États fédéraux ne devront jamais avoir le droit de lever une armée.
Pourtant une telle république, nous le savons tous, n’aura vraiment une chance de survie politique que lorsque les Camerounais, devenus enfin citoyens, auront dépolitisé leur appartenance tribale, c’est-à-dire, lorsqu’il sera possible d’être en même temps Bamiléké et Camerounais, en même temps Sawa et Camerounais, en même temps Béti et Camerounais, sans que cela soit un problème politique, et surtout, lorsque ce n’aura plus de signification politique qu’Ekane Anicet prenne pour nom Pierre Nguenkam ou Jean Marie Tchakounte. Pour cela, il faudra d’une part, liquider l’État tribal, ce qui ne sera possible vraiment, que lorsque le RDPC sera interdit comme parti politique, lui qui sous le nom ‘d’équilibre régional’, a fait du tribalisme son principe politique ; mais ce qui ne sera possible aussi d’autre part, que lorsqu’un nouvel État aura été constitué, la politique ayant horreur du vide, et plus dramatiquement, le monstre de l’État religieux frappant énergiquement à notre porte. Le nouvel État à constituer ne pourra qu’être un État dans lequel les citoyens camerounais, et leurs associations politiques, enfin pourront s’identifier selon leur coloration idéologique, car alors seulement on aura des libéraux, des socialistes, des communistes, des socio-démocrates camerounais au lieu des ‘Bassa’, des ‘Haoussa’, des ‘Bamiléké’, des ‘Anglophones’ que nous avons aujourd’hui. Que ce nouvel État soit de Gauche, est lié à la dialectique de l’histoire camerounaise qui nous a jetés dans les bras de la Droite depuis 1956, et de l’extrême Droite depuis 2006. Seul un réajustement de la ligne de démarcation entre la Gauche et la Droite nous permettra de donner dans notre pays, une alternative à l’infamie. Seul un État partisan nous permettra de liquider vraiment l’État tribal. C’est à ce prix que nous serons libres.
Patrice Nganang, écrivain