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Société L’Invention du Chaos

L’Invention du Chaos

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L’Histoire dans laquelle baigne les sociétés humaines depuis les toutes premières s’affranchissant de l’irraison animale est, d’une certaine manière, l’intégrale des décisions prises par des Je et des Nous dans des circonstances données, pour certaines fins, exerçant un effet sur l’existence d’autres Je et d’autres Nous qui sont autant de parties prenantes de ce grand corps collectif. Pour le dire encore autrement, le monde entendu comme un vaste ensemble de relations hétéroclites, au sens de la philosophe allemande Hannah Arendt, ne tombe certainement pas du ciel : il résulte des décisions prises par des individus et des entités plus consistantes (État, entreprises, organisations, etc), et qui n’ont pas à ce titre la même portée, ni le même poids, dans la production/construction de la réalité tangible, mobilisant énergie et matière par le biais de l’information. Ainsi de cette décision/ablation hautement régalienne instituant dans l’espace de la circulation à Douala, une vaste zone d’exclusion. Visant les motos-taxis, elle va affecter sur 360° le quotidien de centaines de milliers d’habitants de la grouillante métropole économique, à tout le moins, dans une mesure que le temps se chargera vite de mettre en évidence. Et ce n’est encore rien de le dire. Elle mérite sous cette lumière introductive et à l’aune de la rationalité, un examen cognitif scrupuleux, sans complaisance, au regard des enjeux complexes et disparates de la mobilité urbaine au voisinage nord de la latitude zéro, entre mangrove et macadam en l’occurrence.

L’abcès de fixation

Solution empirique à un besoin réel de mobilité exprimé dans un contexte particulier de la trajectoire postcoloniale de notre pays : la campagne de désobéissance civile au début des années quatre vingt dix, le recours chronique aux deux-roues pour se déplacer dans Douala a pris de l’ampleur au fil des saisons, et puis de court dans son emballement les pouvoirs publics, comme tout ce qui touche à la dynamique urbaine sous nos cieux, largement incontrôlée of course. Dans une économie extravertie et avachie, créant des emplois au compte-gouttes -l’argument est de notoriété publique, les fournées de jeunes arrivant à l’âge actif, produits plus ou moins finis du système scolaire vert-rouge-jaune, se sont rués en grand nombre dans cette opportunité d’avoir un maigre revenu en pilotant une moto pour transporter les gens d’un point à un autre, sans parler des moins jeunes. Au titre éminemment proverbial que mieux vaut peu que rien en ce bas monde marchand et monétarisé, chosifié, où le pouvoir d’achat détermine radicalement la dimension physique autant que symbolique du domaine d’existence des individus. Cesser de se tourner les pouces au quartier signifiait le commencement du rêve de vivre mieux qu’un cafard ou un lombric, la fin d’un cauchemar abominable.

L‘ouverture prosaïque vers la géante Chine, productrice de motos bon marché, a fait le reste et office de catalyseur du phénomène qui n’aura certes pas échappé à une engeance sordide d’investisseurs sans foi ni loi, férus d’opacité et du secteur informel, non observé, où les profits engrangés peuvent être faramineux, voire carrément exponentiels. La Douane a tranquillement enregistré des taxes sur cette phénoménale importation, versées au Trésor public de ce même Etat de droit qui fait les gros yeux today aux motos-taxis : l’argent n’ayant pas d’odeur, il serait toujours bon à prendre. Circuler en moto dans Douala est juste entré dans les mœurs, cette option incarnant pour les adeptes, au-delà des translations en zigzags dans le polygone urbain, un mode d’être-au-monde fluide. Au grand dam d’une conception de la Ville commandée par l’addiction à l’Automobile, qui n’a pas tardé à en faire un fameux abcès de fixation. Et voici donc les fort utiles bend-sikineurs réputés nuisance majeure dans l’espace public, stigmatisés, fauteurs soit disant de désordre urbain et vilipendés à la moindre occasion par les gardiens si zélés du temple. Circonscrire absolument cette pétaradante prolifération made in China est devenue une obsession tempétueuse sous moult crânes aussi lisses que luisants, chantres de l’ordre du Fiasco postcolonial et piliers de l’inertie. La société humaine se donne depuis la nuit des temps les boucs émissaires qui l’arrangent et lui garantissent au long cours une stabilité politique.

La fonction transport

Cette coterie éclairée aura eu beau jeu de faire valoir à hue et à dia un contingent de brebis galeuses parmi les bikers : ils n’en ont pas le monopole en Gomboland et c’est prévu par une certaine loi faible des grands nombres. Y en a-t-il d’ailleurs plus que dans le corps de la Police ou parmi celui des fonctionnaires ? La mobilité urbaine qui se joue en mode deux-roues rime avec principe de fluidité dans un réseau de circulation obsolète et en proie à la congestion. Partir d’un point A vers un point B sans souffrir une succession d’arrêts est une jouissance pure et une sorte de service de luxe que les clients des bend-sikineurs s’offrent d’une aube à l’autre sur les bords du Wouri depuis près de deux décennies. Cette fluidité aura même été parfois la rescousse et le salut sine qua non de plus d’une femme victime un sinistre jour d’une tentative de braquage/enlèvement, lorsque ces mal-aimés donnaient la chasse en escouade déterminée au taxi incriminé. Comme quoi leur aptitude à l‘entre-deux, à se faufiler entre les quatre-roues, présente aussi des aspects positifs. Qui en a jamais pris acte et exalté cette vaillance urbaine ? Personne. Pourquoi ? Parce que de garçons classés mauvais une fois pour toutes par ses hérauts, nul n’attend en fait rien de louable dans une société cadenassée par ses préjugés et dangereusement conservatrice, percluse d’immobilisme. Les oiseaux lugubres de service vont probablement crier au romantisme trop facile et s’en gausser : ils ne perdent rien pour attendre. On va de concert faire une courte halte dans l’intelligence économique, au sens générique de compréhension des enjeux de l’économie qui sont au fondement de notre civilisation marchande et capitaliste. Et voici alors que s’avance, sur cette scène postcoloniale de palabres domestiques, la cruciale fonction transport.

Les détracteurs des motos-taxis sont de toute évidence à mille lieux de réaliser l’importance de leur contribution dans le produit national brut. Qui sait ce que leur bannissement en 2010 de Bonanjo, du jour au lendemain, a coûté au rythme d’activité des déclarants en douane dont le travail consiste à aller d’une administration à une autre avec la paperasse des containers de leurs commanditaires au port? Réduit de moitié au moins selon plusieurs témoignages concordants. D’où par propagation un plausible ralentissement dans la chaîne du traitement global de l’information douanière. Fut-t-il de seulement quelques dixièmes de pour cent, en vertu de l’extrême sensibilité aux conditions initiales chère à la physique des systèmes complexes à dynamique non-linéaire, une contraction infime de la diligence administrative peut en effet susciter des goulets d’étranglement coûteux, conformément à la pointue théorie du chaos. Autre exemple tout aussi édifiant : se rendre de Bonanjo à Bonapriso à une heure de pointe, prend trente minutes pour un aller et retour en taxi sans l’obstacle sortie des élèves du lycée Joss, et la moitié exactement avec un deux-roues respectant les feux de signalisation au carrefour du marché des fleurs. Qui dit mieux à cette échelle?

L’extension de la zone d’exclusion à Akwa, Bali, Bonapriso, entre autres quartiers, va inévitablement "mettre du sable" dans la performance journalière des acteurs de cette économie non observée qui entretient cependant des liens avec l’économie formelle, celle qui rend des comptes annuellement et paye à ce titre régulièrement des impôts, lesquels alimentent la machine nationale tant bien que mal depuis cinquante ans. Des mater qui faisaient petite cantine mobile ici et là pour les bend-sikineurs, vont vraisemblablement y laisser quelques plumes. Dans ces eaux de précarité fichtrement turbides, un léger manque à gagner suffit largement pour faire chavirer l’embarcation, et c’est la tasse amère à boire garantie. Cette froide ablation régalienne dans l’espace de la circulation à Douala, va porter un sévère coup à une kyrielle de familles survivant déjà difficilement dos au mur et affecter leur budget qui n’en avait sûrement pas besoin. La queue du cornu Diable n’est pas indéfiniment élastique et à force de la tirer, de la tirer, encore et toujours, comme la cruche à force d’aller à l’eau se casse, elle finit un beau matin par ne plus tenir cette constante sollicitation et alors lâche fatalement. Était-ce vraiment la seule solution ?

Observer l’infra-ordinaire

L’Université, et les facultés de sciences économiques dans le cas d’espèce, serait bel et bien dans son rôle de productrice officielle de savoir, en fourbissant une modélisation de cette fonction transport des deux roues. Cette étude en mode recherche-action sur l’économie urbaine, sous le prisme de la proximité et de la spatialité, livrerait des résultats intéressants et de nature à épingler la suffisance du parti pris contre les motos-taxis, nourri de subjectivité et de condescendance. Sauf que ses ténors estampillés ne poussent pas beaucoup leurs jeunes ouailles, en quête essentiellement d’un diplôme, vers l’infra-ordinaire dont l’observation serait porteuse pourtant de pertinence anthropologique sur les bipèdes à cerveau volumineux de ce côté du monde : elle éluciderait la trame complexe de leurs faits et gestes anodins qui tissent la réalité constitutive du contenu des jours, au demeurant. Et des "boîtes noires" de cet acabit, à ouvrir, notre société vert-rouge-jaune en regorge sur quasiment tous les paliers.

Reste encore ici à dire le désarroi des partisans de la mobilité en deux-roues qui vont devoir se plier à l’incommodité du taxi, caisse métallique capitonnée de plastique, inconfortable quand il fait canicule à Douala et que la congestion du trafic coagule la circulation pendant un temps fou. La pratique du "bâchage" va s’envoler et les chauffeurs de taxi se frottent les mains d’avance à l’idée de retrouver des parts de marché. Est-ce que l’État les empêchera de coller d’autorité deux passagers sur le siège avant ? Quels policiers y veilleront, quand ils sont si prompts à accepter "la bière" pour fermer les yeux sur cette indélicatesse caractérisée, qui s’est installée au grand dam du désir de commodité et du droit au confort d’une place dûment payée ? Sans vouloir à tout prix jouer les prophètes de malheur, il faudrait voir à ce que cette ablation visant les motos-taxis n’ait consisté en une invention du chaos dans la plus grande ville du Cameroun.

Lionel Manga