La démocratie n’est pas un borborygme, par Fabien Eboussi Boulaga
Il nous faut revenir ou accéder enfin aux fondamentaux, à un catéchisme politique et démocratique. Il pourrait commencer par des rappels d’évidences si naturelles qu’elles en sont méconnues et ignorées. L’indigence d’esprit impose en frontispice, l’étrange avertissement suivant : « La démocratie n’est pas un borborygme ».
La démocratie n’est pas une éructation ni même un cri, serait-il un cri du cœur. La parole sur la démocratie n’est pas un tissu d’oracles inintelligibles dont la compréhension et l’interprétation doivent être abandonnées aux seuls êtres de transe, de délire et de nuit, voyants, gourous, devins, partisans et fanatiques, à ceux qui « parlent en langues » voient l’invisible et connaissent l’inconnaissable. Le mot de démocratie ne se prête pas à tous les usages et à n’importe quelles significations. Il répugne à certaines associations d’idées et de pratiques.
La démocratie s’exprime dans un langage articulé.
C’est-à-dire ? De manière à fournir au citoyen auditeur ou au lecteur les moyens de justifier ou de récuser le bien-fondé et l’acceptabilité du propos.
a) Il y a donc des mots de la démocratie. On en comprend la signification comme une prétention à avoir des traits remarquables et démarcatifs qui en font quelque chose de caractéristique que l’on distingue parmi toutes les autres,du même genre, y compris ses contraires et ses opposés (monarchie, oligarchie, autocratie, despotisme). Le non sens, c’est bien évidemment une utilisation qui transgresse la barrière du genre, mais aussi celle de ces écarts internes au genre auquel il appartient, celui de l’action commune sensée, juste et efficace. Le non-sens produit de monstrueux accouplements de choses et des contradictions dans les termes. On ne gagne rien sinon la confusion à parler de démocratie des chefs, autocratique, monarchique, despotique et tribale.
b) La démocratie possède des énoncés de base ou axiomes, qu’on n’a pas à discuter ni à tirer d’autre chose parce qu’ils fondent toute discussion et toute dérivation ou déduction. Ils affirment les propriétés universelles qu’ont les objets quelconques de ce domaine pour en être. Ces énoncés sont premiers au sens où on ne peut satisfaire un autre qu’après l’avoir satisfait ou pour le satisfaire indirectement comme sa conséquence ou sa condition. Ainsi, la liberté égale pour tous est-elle la catégorie première de la démocratie. Une démocratie sans liberté égale ou sans égalité libre est comme une omelette sans œufs. Poser qu’il faut le développement d’abord, c’est évidemment se situer hors du champ de la démocratie, ajourner indéfiniment le moment de la liberté comme si elle pouvait être produite par autre chose qu’elle-même. Il n’est pas interdit de penser que ce soit le rêve, le goût et les exigences de la liberté de penser, de chercher et d’agir qui sont au cœur du développement économique, scientifique et industriel. Il en va de même quand on édicte qu’il faut la sécurité d’abord, comme si la liberté ne pouvait être le plus grand rempart des cités libres.
c) La logique de la démocratie a un argumentaire qui répond à son impératif de convaincre les esprits et non de les contraindre par des démonstrations de force, des intimidations et la violence. La fraternité ou l’amitié civique est un des axiomes de la démocratie. Il y a entre eux un lien de civilité qui tient de ce qu’ils sont « frères » par et dans le « même sens qu’ils donnent à la vie » (eodem sensu ad vitam), et non pas parce qu’ils sont « nés de même sang » (eodem sanguine geniti). J’ose citer en latin ces distinctions que l’on trouve chez le vieux Cicéron, pour nous rappeler que la démocratie se comprend comme une invention de la culture, polarisée par une quête commune d’une vie sensée, le régime politique qui se pense comme idée régulatrice. Elle se veut une communauté de sens liant d’amitié ses membres, au-delà des consanguinités réelles ou imaginaires. La démocratie est une conquête de la raison raisonnante et non une spontanéité primitive. Elle est incompatible avec un état d’ignorance entretenue, un état d’ensauvagement qui se nourrit d’une régression sociale et historique. On pare ce recul du paravent transparent d’un exceptionnalisme de foire, qui exempte de l’effort, du travail sur soi et des comparaisons qui nous remettent à notre vraie place.
La démocratie est action institutionnalisée ou institution agissante.
On a rappelé qu’elle se considérait (selon son concept) comme une création de «l’action consciente», sous-entendue, «de ses fins, de ses moyens et de ses conditionnements ». Elle procède de l’action et par l’action
La démocratie est une institution. L’action est organisée en vue d’être coordonnée, efficace et durable. Elle est, sous la pression des groupes divers, voire hétérogènes qui la constituent matériellement et des types de défis à relever en commun, construction de structures opérationnelles qui déterminent et coordonnent les devoirs et les tâches, les charges et les avantages relatifs à la coopération sociale. Cette construction se fait dans la dimension de l’espace public. Dans celui-ci, il n’y a que ce qu’on y a mis de façon expresse et qu’on a institué et fixé au moyen de procédures formelles (non équivoques). Dans l’espace public, une personne qui est membre d’une institution sait ce que les règles exigent d’elle et des autres. Elle sait aussi que les autres le savent et qu’ils savent ce qu’elle sait. Surtout, la publicité garantit la mutualité des charges, des avantages et des sanctions. Mon pouvoir de sanctionner les autres doit se voir attaché le pouvoir des autres de me sanctionner le cas échéant. La publicité «garantit que les membres connaissent les limitations réciproques auxquelles ils doivent s’attendre dans la conduite et dans les formes d’action permises ».
La démocratie est action. Elle consiste dans des choix à opérer, des moyens appropriés à prendre en vue de la fin, après délibération sur le souhaitable, le possible, le permis et l’efficace, dans l’exécution et la gestion des conséquences. Il faut insister: dans l’action, les antécédents, les traditions et les histoires diverses, les obstacles ou les adjuvants spécifiques, ne sont que des données, la matière de l’action avec quoi ou contre quoi elle s’exerce, sans quoi elle n’existerait pas comme cette démocratie-ci. L’action par définition ne se détermine pas sur le passé. Elle travaille sur le présent en marche vers le futur. La démocratie n’a pas sa garantie dans un passé glorieux ni sa disqualification dans un passé d’ignominie. Dans la conjoncture actuelle par une économie politique de la connaissance et la dynamique de la technologie et de ses effets, la démocratie est prévision et prospective de longue haleine, qui essouffle et jette dans le désarroi les sagesses qui allèguent les longévités stationnaires.
Institution en acte, la démocratie l’est dans un sens actif et contractuel qu’il convient de restituer à ses concepts, à ses organisations et à ses instruments, en commençant par la Constitution. Faute de cette opération permanente, on ne pourra guère intégrer les idées et les pratiques d’invention. On méconnaîtra le travail des forces créatrices internes de déstructuration et de restructuration au profit exclusif des «explications» par les causes externes et mystiques : la caractérologie ethnique, la manipulation étrangère, la malédiction surnaturelle.
La démocratie est la production de « vrais humains ».
Le catéchisme démocratique pourrait commencer et finir avec cette proposition selon laquelle la démocratie a pour projet la production des humains véritables. Historiquement, elle est ce mouvement parti d’en bas pour exiger irrésistiblement, de plus en plus finement et exhaustivement, l’extension à des couches qui en étaient privés les privilèges par lesquels les hommes véritables se définissaient : le Pharaon, les castes sacerdotales ou aristocratiques, les rois, les bourgeois, le mâle patriarcal. La croissance des droits (ou mieux les devoirs d’être véritablement) humains reproduit ce mouvement. Elle induit à décrire la démocratie comme un fait de civilisation humaine, caractérisé comme le processus d’expansion des libertés substantielles que les humains ont, peuvent et doivent avoir. Elle s’attache à réaliser l’avènement plus ou moins grand d’un état de choses à la portée de nos savoirs, de nos technologies et de notre vouloir, « où l’ensemble des hommes serait délivré des formes les plus inacceptables du manque, pourrait jouir d’une alimentation convenable, se loger décemment, s’armer contre la maladie, bénéficier d’un niveau suffisant d’instruction et de culture(1) ». La démocratie est la perspective selon laquelle la liberté est utilisée pour l’évaluation des progrès ou des changements et en même temps dans l’analyse considérant la liberté ou mieux les libertés et « capabilités » individuelles comme les facteurs causalement décisifs pour générer efficacement des transformations rapides et des bons en avant qualitatifs dans le développement. La qualité et l’intégrité physiques, intellectuelles et morales ne sont ni un luxe ni une naïveté. Elles assurent la conjonction du juste, de l’efficace et du « civilisé ». On peut juger la prétention ou l’intention démocratique de formations étatiques à la qualité des hommes qu’elle produit, ceux d’en-haut comme ceux d’en-bas. Les libertés sont certes des idéaux, mais en démocratie, elles ne sont telles que si elles sont les moyens les plus efficaces aux conséquences vérifiables en termes de santé, de savoir, d’inventivité et du mieux-vivre. De le démontrer sur pièces a valu à Amartya Sen son prix Nobel d’économie. Où, dans le monde peut voir un président mourir de choléra ou tolérer que ses enfants soient sous-alimentés, ne pas pouvoir être soignés et vaccinés, faute de pharmacies et de médicaments essentiels ? « Their lives are cheap », dit-on, parlant de leurs populations miséreuses.
La démocratie est une gouvernance de la manière et des manières. Elles sont au fondement de sa légitimité : « Si on apporte une solution efficace aux difficultés, mais si celle-ci est autocratique, il lui manquera la légitimité » (Goran Hyden). En démocratie, une décision ou une mesure est bonne et efficace en vertu du processus grâce auquel elle a été prise, marquée par le respect des règles, et les conditions d’interaction et de confiance d’une communauté de sens.
Conclusion : la démocratie n’est donc pas un borborygme.
1- J. Ladrière, Vie sociale et destinée, Gembloux, p.218)
Fabien Eboussi Boulaga
Les articles publiés dans ce dossier sont déjà parus dans Les Dossiers et Doccuments de Germinal n°007, Novembre-Décembre 2010. Le plupart ont fait l'objet d'une actualisation, et leur titre a souvent été modifié.
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