Comment j’ai risqué un assassinat à cause de mes contacts avec Guerandi

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altJournaliste, activiste et animateur de La Grande Palabre, forum de discussion sur les sujets majeurs de la vie publique, il raconte le contexte de ses derniers contacts avec le capitaine Guerandi Mbara, aujourd'hui disparu et prétendûment exécuté par les services secrets camerounais, selon une révélation exclusive de Jeune Afrique. Lui même emprisonné pour avoir critiqué Paul Biya et dénoncé les mécanismes ayant présidé le transfert du pouvoir entre Ahidjo, le premier président camerounais, et l'actuel président, il tente d'analyser les secréts d'Etat, les complots, le silence du gouvernement ou encore la froideur d'un régime qui est prêt à tout, même à liquider ses propres avatars pour rester perenne

Le Messager: Vous avez sur le forum le plus fréquenté des journalistes camerounais avoir été  inquiété, il y a quelques années  par les services spéciaux pour des prétendus contacts avec Guerandi Mbara. Que s’est-il passé dans le détail ?
Jean-Bosco Talla : Comme je l’ai dit dans le forum auquel vous faites allusion, après la révélation sur l’enlèvement et le probable assassinat du capitaine Guerandi Mbara, tous ceux qui ont eu à échanger même un simple courrier électronique (courriel) avec ce compatriote devraient se rendre à l'évidence qu'ils étaient suivis, et auraient pu, eux aussi, disparaître sans laisser des traces. Je fondais cette affirmation sur des faits vécus devant témoin.


Du 7 au 9 novembre 2012, nous organisons un colloque sur le thème: repenser et reconstruire l'opposition camerounaise. Après avoir indexé certains parmi les organisateurs, dont moi, comme les amis de Guerandi, le régime de Yaoundé prend peur. L'appareil de répression tient au moins trois réunions pour disséquer ce qui sera dit et les intentions des organisateurs du colloque. Un plan de déstabilisation des intentions de ce colloque est concocté pour exécution rapide. Avant l'ouverture des assises, nous avons vent de ce plan, des détails de son exécution, mais nous continuons les préparatifs.
Après l'ouverture du colloque, le premier jour, à la pause, un de mes étudiants, commissaire de police, me fait appeler discrètement au troisième étage de l'hôtel où se tenait le colloque. Il m'apprend que le DSGN avait décidé de m'enlever, parce que je serai l'un des hommes de Guerandi. Et qu'en me torturant, je pourrais leur dévoiler les lieux où les armes sont cachées et qui sont nos complices. Avant le début de la deuxième session, j'informe les autres organisateurs et nous décidons de rendre publique cette information en direct sur les ondes de Radio Cheikh Anta Diop et en présence d'une assistance médusée.
Quatre jours après le colloque, une jeune dame, vraisemblablement un agent de renseignements qui avait pris part au colloque, m'aborde chez mon marchand de journaux. En aparté, elle me dit: "tu as bien fait de dévoiler ce qui se tramait contre vous. Soyez prudent".

Quelle était donc la nature de vos relations avec l’ex-Capitaine ?
Je n’avais pas une relation particulière avec le compatriote Guerandi. Notre profession nous oblige à aller vers tout le monde, à donner la parole à tous les compatriotes sans discrimination, en respectant leurs convictions politique, religieuse, philosophique, et autres. Dans le journal que je dirige, aussi bien dans sa version papier qu’électronique, j’avais eu plusieurs fois à lui donner la parole, à publier ses textes tout comme je le faisais et je le fais avec tous les compatriotes. Ce n’est pas parce qu’il était ou qu’il est opposant résolu au régime de Paul Biya qu’il doit être privé de parole. D’ailleurs M. Biya avait dit que les Camerounais n’ont plus besoin de prendre la clé des champs pour exprimer leurs idées.
Pour revenir à votre question, dans le cadre de l’espace de la parole et de la citoyenneté, La Grande Palabre, que nous animons, je l’avais contacté afin qu’il apporte une contribution intellectuelle pour enrichir les échanges sur la reconstruction de l’opposition camerounaise. Mais, ses soucis de santé, m’avait-il dit en ce temps-là, et vraisemblablement son enlèvement ensuite, si je m’en tiens à la révélation faite par Jeune Afrique, ne l’ont pas permis de nous faire parvenir cette contribution avant la publication des actes du colloque susmentionné.

À quand remontent vos derniers contacts et quels étaient les canaux utilisés ?
J’ai eu le dernier contact avec lui le 21 novembre 2012 à 17h13 mn, quelques jours après le colloque. Par la suite, je lui ai fait parvenir plusieurs courriels restés sans réponse, le 23 janvier 2013 à 11h33mn et le 16 décembre 2013 à 08h16 mn. Dans le dernier courriel, je n’arrivais pas à comprendre son très long silence. Je lui avais posé la question suivante : « Comment comprendre ton très long silence ? »

Avant l’alerte qu’ont donnée les deux agents secrets, aviez-vous conscience de ce qu’être en contact avec Guerandi pouvait être dangereux ?
Ce n’est point parce qu’un compatriote s’oppose radicalement à la manière dont le Cameroun est géré qu’il est forcément dangereux. Ce n’est point parce qu’un compatriote est considéré comme étant dangereux par un régime sclérosé, incapable de trouver les solutions aux problèmes quotidiens des Camerounais que je n’irais pas vers lui pour lui donner la parole. J’ai toujours eu conscience du fait que le journalisme que je pratique depuis deux décennies m’expose. En quittant le goulag tropical, appelé prison centrale de Kondengui, le 13 janvier 2010, j’avais demandé à mes co-détenus de préserver ma case de passage. Vous comprenez que je suis aussi conscient du fait que ceux qui travaillent pour la lumière s’exposent à la barbarie des forces rétrogrades et individus vivant dans les ténèbres. Parce qu’en voulant améliorer le monde, ils touchent aux intérêts d’individus qui ne le supportent pas et essaient de riposter par tous les moyens.  

Cela dit, Guerandi pensait ou alors pense (s’il est toujours vivant) que l’alternance au Cameroun se ferait par la rue ou par les armes. Au niveau des forums de discussion que vous animez, comment appréhendez-vous cette posture ?
Je me suis déjà suffisamment exprimé sur ce sujet. Les différents panélistes ayant pris part aux différentes sessions de La Grande Palabre ont déjà suffisamment attiré l’attention sur le danger auquel les dirigeants actuels exposent le Cameroun et les Camerounais. Au regard de la manière dont notre pays est dirigé - nous ne sommes pas gouvernés, faut-il le dire quitte à choquer - tous les analystes de bonne foi ont fait le constat poignant selon lequel, notre pays est une véritable poudrière, un volcan en ébullition qui attend la faille ou l’élément déclencheur pour vomir ses laves.
Comme je l’ai dit dans d’autres circonstances, ce qui menace le Cameroun, c’est moins les critiques de ceux que Paul Biya a qualifiés avec condescendance dans ses discours de « myopes politiques », « bonimenteurs » et de « marchands d’illusion », que l’indolence de Paul Biya et son mode de gouvernance inacceptable par les républicains, mis au service d’un immoralisme philosophique viscéralement choquant pour les démocrates et ayant débouché sur un bilan globalement catastrophique 32 années après son accession à la mangeoire suprême.

La presse, et notamment Jeune Afrique estime qu’il a été exécuté. Comprenez-vous le silence du gouvernement à ce sujet, vous qui avez déjà eu plusieurs fois maille à partir avec les services de sécurité et même déjà avoir été emprisonné pour vous être attaqué à Paul Biya ?
Dire que je me suis attaqué à Paul Biya peut prêter à confusion. Je ne me suis jamais attaqué à la personne de M. Paul Biya. Je me suis toujours attaqué à sa politique et à la manière dont il dirige le Cameroun, cet avion sans pilote dirigé le plus souvent depuis l’hôtel international à Genève ou de puis son village natal. Pour moi, le régime de Paul Biya est horriblement régressif sur les plans des droits de l’homme, de la gouvernance sociale, politique et économique, de la démocratie. Et nous ne pouvons pas fermer les yeux à tout ce que même les aveugles voient.
Cela dit, les Camerounais sérieux ne peuvent que s’étonner du silence qu’affichent les autorités camerounaises probablement gênées et face aux accusations gravissimes. Ce silence accrédite la thèse de l’enlèvement et de l’assassinat de Guerandi. Et si Guerandi a été enlevé et assassiné, Paul Biya et ses créatures et/ou thuriféraires hypocrites ne peuvent plus rabâcher que le Cameroun est un État de droit ou que le Cameroun est un État moderne. Cet assassinat serait révélateur de la nature du régime de Paul Biya, qui est despotique, totalitaire et use des méthodes de la Stasi et de la Gestapo. Ce qui est très inquiétant pour tous les Camerounais.

Que devrait faire le pouvoir lorsqu’il détient quelqu’un qui est considéré comme un de ses ennemis publics, le juger ? Ou le passer à la moulinette ?
Si le Cameroun est un État de droit ou un État moderne respectueux des droits humains et doté d’un pouvoir judiciaire indépendant, si Paul Biya, d’après la constitution est garant de la sécurité et de la vie des Camerounais, quel que ce soit ce qui est reproché à l’un d’entre eux, un Camerounais, pris la main dans le sac ou considéré à tort ou à raison comme l’ennemi public numéro 1, devrait être traduit devant les tribunaux afin qu’il réponde de ses actes.

Certains hiérarques estiment que si on ne s’est pas ému aux États unis de la mise à mort de Ben Laden dont le scénario a été suivi minute by minute par le président Obama qui incarne le monde libre, on devrait comprendre que Biya ait ordonné l’enlèvement, puis l’exécution de Guerandi. Qu’en pensez-vous ?
Certains compatriotes obséquieux, spécialistes de la flagornerie, sont aussi passés maîtres dans l’art de la confusion, de l’amalgame et de la diversion. Par méchanceté, malhonnêteté intellectuelle parfois, et par paresse souvent. D’abord, Ben Laden n’était pas Américain. Ensuite, je n’ai pas encore entendu que Barack Obama, Georges Bush et bien d’autres présidents américains ont déjà monté des opérations pour enlever et assassiner des Américains. Je n’ai pas encore entendu que François Hollande, Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, François Mitterrand et d’autres présidents français ont monté des opérations pour enlever et assassiner des Français, etc. Au contraire, quel que soit ce qui est reproché à leurs compatriotes vivant à l’étranger, ils mettent tout en œuvre pour que leurs compatriotes reviennent dans leur pays. Rappelez-vous l’épisode de l’Arche de Zoé au Tchad. Très souvent c’est par l’intermédiaire de nos satrapes de président qu’ils exfiltrent leurs compatriotes. Pourquoi ce qui est valable pour les autres ne doit pas l’être pour des Camerounais ?
Nous devons interpeller le président de la République afin qu’il nous dise ce qu’il pense de cette accusation gravissime portée contre lui et les services de renseignement de son régime. Si Guerandi a été assassiné par les services de renseignements camerounais, les Camerounais tireront la conclusion selon laquelle Paul Biya a encore failli à son devoir, à l’une de ses missions régaliennes qui est celle de la protection de la sécurité et de la vie des Camerounais, quel que ce qu’on leur reproche.
Entretien avec
Rodrigue N. Tongue.
Source: Le Messager n°4173 du mardi 30 septembre 2014, p. 2