Repenser la société civile

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Pourquoi un tel titre? Pourquoi une telle préoccupation qui dans la manière dont elle est formulée traduit plus une quête que des certitudes bien assises?
La réponse qui nous viendrait naturellement à l'esprit est la suivante: la société civile est à la mode et parce qu'elle est la mode, il y a comme une fétichisation du concept. Aussi devons-nous réitérer la question proprement philosophique: qu'est-ce que la société civile? Quelle est la trajectoire du concept? Qui sont les acteurs de la société civile? Comment l'émergence de la société civile peut-elle nous informer sur les procédures en acte dans la société, sur la démocratisation de celle-ci, sur la production d'une modernité africaine? Cette société civile en construction, peut-elle aujourd'hui produire une culture citoyenne, mettre en œuvre une capacité citoyenne?
L'archéologie du concept

D'un point de vue théorique, la philosophie politique réelle de repères qui montrent le caractère fluctuant de ce concept, qui n'est rien d'autre que sa propre   dynamique  historique.   Toutefois,   une  précision   s'impose  comme préalable: la société civile d'un point de vue théorique n'a pu être pensable que parce que la politique était passée de la référence cosmologique à celle anthropologique. Ce tournant est revendiqué par Thomas Hobbes qui affirme être l'inventeur de la science politique. Chez Hobbes comme chez Locke nous trouvons cette opposition de la société civile à la société naturelle (état de nature), faisant ainsi de la première la totalité sociale incluant l'état.

Ainsi que le dit Locke dans l'Essai sur le gouvernement civil:

"Les personnes qui vivent ensemble en formant un même corps, et qui disposent d'une loi sanctionnée commune et d'un organisme judiciaire auquel elles peuvent avoir recours, qui a l'autorité pour décider des disputes entre elles ou pour châtier les coupables, vivent en société civile les uns avec les autres."

La pensée de Rousseau constitue un moment important dans la procédure théorique de distinction de la société politique par le biais du contrat et de la volonté générale.

La référence hégélienne, informée par l'histoire du capitalisme et l'essor de la bourgeoise, ne véhicule plus l'identification de la société civile à l'organisation politique de la société, mais renvoie plutôt à "l'ensemble des rapports économiques et extra-économiques, au-delà des liens familiaux et en-dessous de l'organisation politique". La société civile désormais trouve son topos entre l'état et la famille, informant ainsi l'articulation du privé et du public. Elle se fait le lieu des intérêts privés, lieu qui se trouve être surdéterminé par la rationalité de l'état en ce sens que ce dernier constitue la consécration de l'organisation sociale. A partir de cette référence hégélienne on peut comprendre l'apport du marxisme: du déterminisme de l'état on passe au déterminisme des rapports économiques.

La dernière référence, qu'il importe d'évoquer ici parce qu'elle met l'accent sur le culturel, est Gramsci. En situant la société civile dans la superstructure, Gramsci en fait le lieu où, par une action sociale institutionnelle, se construit l'hégémonie d'une classe ou alors d'une alliance de classes.

Cette archéologie du concept permet de mettre en exergue la non univocité de la société civile, son topos problématique, son implication dans l'articulation du privé et du public, ses rapports avec l'état, bref, sa propre dynamique historique. La nécessité de la repenser s'inscrit dans un contexte qui pose sa propre réémergence ou réactivation comme grille de lecture du politique.

De l'émergence de la société civile en postcolonie africaine

Notre réflexion à ce niveau voudrait prendre en charge deux remarques: la première concerne Alain Touraine, qui évoque le fait suivant:

"Le recul des états, démocratiques ou non, entraîne la baisse de la participation politique et ce qu'on a justement nommé une crise de la représentation politique. Les électeurs ne se sentent plus représentés; ce qu'ils expriment en dénonçant une classe politique qui n'aurait d'autre but que son propre pouvoir et parfois même l'enrichissement personnel de ses membres." La seconde est de Sémou Pathé Gueye; pour lui "... on a un peu l'impression que par la faute d'une activité partisane qui n'a pas toujours réussi à se maintenir en phase avec les préoccupations et les attentes des populations, un effet de saturation politique commence à se manifester chez celles-ci aux yeux desquelles la politique telle qu'elle est faite par les partis serait devenue une affaire trop peu sérieuse pour mériter qu'elles s'y investissent." Ces deux remarques, à travers la crise de la représentation politique et l'effet de saturation politique, traduisent la déconnexion du politique et du social. Nous retrouvons ici un vieux débat déjà soulevé au XVI et XVIII siècle par Hobbes et Rousseau: le premier montrant que la relation de droit est une relation de représentation-autorisation; le second répliquant que la volonté ne se représente point où cause de l'autonomisation progressive et possible du représentant, cause par excellence de l'aliénation de la liberté. Il en résulte que la relation politique, de par son essence, n'est pensable que comme effectuation de l'intérêt général, de l'intérêt public, en tant qu'elle permette de réaliser la fin que Aristote assignait au politique, c'est-à-dire le bonheur ou encore le bien-même.

La libéralisation politique ou la décompression autoritaire ou encore la démocratisation qui nous ont fait passer d'un état autoritaire à un état "démocratique" montrent que la crise de la représentation politique et l'effet de saturation politique sont consécutives au mode d'être de la démocratie aujourd’hui en Afrique. Paradoxalement, la démocratie comme discours aujourd’hui ne pose pas la question de la légitimité, mais uniquement celle du pouvoir. Cette démocratie comme discours que nous indexons s'est plus focalisée  sur  "l'habillage  institutionnel"   (l'expression  est  empruntée  à  J. Copans) que sur la démocratisation effective de la société. La trajectoire de l'état colonial africain fait que ces deux questions de la légitimité et du pouvoir n'ont jamais été dissociées; pour cette raison, l'autoritarisme politique n'a point été un accident en postcolonie africaine. II s'est plutôt affirmé comme mode de gouvernement, comme effectuation de ce pourquoi l'état est: la réalisation du commun vouloir de vivre ensemble tant sur le plan de l'être que sur celui de l'avoir. Sur ces deux plans on ne peut que constater l'échec de l'état africain, et c'est cet échec qui va opposer à la question du pouvoir celle de la légitimité. Cette question est aujourd'hui posée par le retour analytique et politique de la société civile qui va procéder à un ancrage du politique dans le social. Le contexte dans lequel cet ancrage se fait est marqué par les effets de la mondialisation.

La réalité de nos pays c'est la pauvreté, la désalarisation de la force de travail, l'individualisation des formes de survie, la déréalisation de la chose publique et du fait républicain dans l'imaginaire collectif, d'autant plus que l'état n'assure plus ses fonctions distributives. Le lieu social, depuis les programmes d'ajustement structurel, est corrélatif à la valeur excluante de l'avoir. Il suscite de ce fait de nouvelles formes de solidarité, de nouvelles modalités de mobilisation, de nouvelles modalités d'expression, traduisant toutes un espace d'autonomie ou d'autonomisation; l'émergence de structures d'organisation collective en dehors des mécanismes de l'état et renvoyant à des références ethnique, religieuse urbaine, de genre ou d'âge. Ce contexte d'émergence de la société civile n'a pu se défaire d'une vision romantique de celle-ci, occultant le fait qu'elle puisse être le site de lettres sociales, le lieu de confrontation de valeurs et d'intérêts qui ne participent pas nécessairement à la démocratisation de la société. La dynamique alternative qui porte la société civile ne doit pas faire perdre de vue les procédures complexes que celle-ci abrite.


Société civile, espace public et capacité citoyenne

Si est mise en avant la capacité d'auto-organisation comme élément de détermination de la société civile, alors nous pouvons dire que cette dernière donne une certaine configuration à l'espace public. Elle donne à voir une transmutation des valeurs et des relations sociales qui permet d'appréhender le procès de génération de la modernité africaine.

Je voudrais ici prendre l'exemple des associations de femmes. Non pas parce que je suis femme ou parce que cela fait bien d'être gender scusitive, mais surtout parce que cela me permet d'illustrer trois choses:

1) la transmutation des valeurs et des relations sociales;

2) la réarticulassions du privé et du public;

3) le procès d'individuation ou l'émergence de l'individu, qui rend possible l'affirmation des droits de la personne humaine.

Le discours des Nations-Unies (cf. par exemple les cinq conférences sur la femme), l crise économique, les programmes d'ajustement structurel avec la féminisation de la pauvreté, ont participé à une visibilité de plus en plus grande des femmes à travers des associations luttant pour leurs droits. Cette sortie des femmes de l'intimité de l'espace domestique pour accéder à l'espace public, avec comme objectif la revendication de droits ou la lutte pour le respect de leurs droits, traduit la transmutation des valeurs déjà évoquée. Par cet acte qui est d'abord prise de position et de parole dans l'espace public, elles cherchent à donner sens au principe de l'égalité naturelle. A cet effet par exemple la revendication pour l'abandon de la puissance paternelle et de la reconnaissance de l'autorité parentale dans le cadre de la famille au Sénégal, subvertit le type d'idéal féminin sécrété par la morale sociale, qui veut que la femme soit confinée dans l'espace domestique et reste sous l'autorité du chef de famille. Cette morale sociale n'est plus en phase avec une réalité sociale qui, sous l'effet de la crise, voit de plus en plus de femmes, chefs de famille, assumer toutes les responsabilités inhérentes à l'économie domestique et traditionnellement dévolues à l'homme.

Ce divorce entre la réalité et la morale sociales implique nécessairement une réarticulation des rapports hommes-femmes, mais surtout une réarticula¬tion du privé et du public. C'est pourquoi la violence domestique et conjuale devient l'objet d'un discours public qui la sort de l'intimité du privé, avec implicitement admise, l'idée d'une humanité et l'idée de l'intégrité du corps. La femme ne se considère plus seulement comme la mère, l'épouse ou la sœur mais d'abord et avant tout comme l'individu qui peut affirmer: "Je suis un être humain et à ce titre je veux d'abord et avant tout qu'on prenne acte de l'¬humanité qui est en moi."

On peut dès lors dire que la société civile résulte de la capacité citoyenne, en même temps qu'elle participe à sa consolidation. En s'autorisant du principe de responsabilité (qui est co-responsabilité de l'espace institutionnalisé de vivre ensemble) d'une part, et d'autre part du principe d'autonomie, la capacité citoyenne peut être considérée comme ce qui permet à l'homme de vivre l'épreuve de son humanité. En somme, elle s'articule à cette exigence éthique qui fait ainsi que l'indiquait Kant, que l'individu ne peut être considéré comme moyen mais seulement comme fin.

Un autre exemple permet de voir comment la société civile peut mettre à l'épreuve cette exigence éthique. Au Sénégal, une initiative qui s'est présentée comme étant celle de la société civile au moment des discussions relatives à la commission électorale indépendante n'a pas manqué de soulever des réactions pour le moins soupçonneuses voire hostiles et négatives. Les interpellations se sont fondamentalement inquiétées de deux choses: au nom de qui parle cette société civile? Sa parole n'est-elle pas une parole travestie? Pour reprendre les mots d'un journaliste: "S'agit-il d'un engagement ou d'un calcul politique?"

On pourrait avancer quelques éléments de réponses: le mouvement interpellé fait valoir son identité de société civile, élabore un discours à partir de cette identité pour légitimer sa propre prise de parole, parole qui se veut opposable au pouvoir de l'état. Cet acte discursif part d'un postulat qu'on peut considérer comme politique: un déplacement de la légitimité du politique vers cette société civile, ce qui lui confère un pouvoir de négocier. Le problème de légitimité qui est au cœur des différentes interpellations, traduit de manière forte, et au-delà du politique, un problème éthique. Il y a une présomption certaine de voir « l'identité société civile » convertie par ces acteurs (universitaires juristes, anciens militants de partis politiques) en ressources politiques pour une meilleure visibilité et une présence continue dans l'espace public. Pour l'imaginaire collectif, l'acte discursif qui s'élabore autour de « l'identité société civile » participerait à l'idiome et à la symbolique du pouvoir et du politique, d'où l'idée de travestissement. Dès lors, la société civile ne peut que participer à la crise de la représentation politique et renforcer la « départicipa¬tion » politique.

Le problème de fond qui se pose est le suivant: comment penser la démocratie, ou plus encore la démocratisation de la société, si les fonctions de médiation et d'intermédiation au sein de la société sont en crise? Comment penser inculturer les valeurs républicaines si la déconnexion du social et du politique est si forte? Comment aujourd'hui en Afrique faire naître, comme le disait Rousseau, une mystique civile qui puisse donner sens à l'idée de citoyenneté et de solidarité? Comment construire des pôles de civilité dans nos sociétés, avec quels acteurs, selon quelles modalités? Il s'agit en un mot de construire une tradition démocratique. Ce projet nous situe nécessairement dans une dynamique prospective qui doit tenir compte de deux éléments: l'urbanisation et le poids démographique des jeunes.

Ces deux facteurs permettent de prendre en charge le rapport des jeunes à l'identité, leur représentation de l'Afrique ou encore ce qu'ils considèrent comme valeurs. Le jeune rappeur ivoirien ou sénégalais a-t-il la même mémoire que ses parents? Ont-ils en partage le même mémoire monde? Le jeune chômeur des banlieues de Kinshasa ou de Dakar a-t-il le même rapport à l'idée de communauté, au travail comme valeur que ses parents? Les enfants-soldats ont-ils le même rapport que ceux de leur âge qui sont restés dans le douillet cocon familial, à ces institutions que sont l'école, la famille?

Les valeurs sont de ces temps-ci et pas nécessairement de ces temps-là. L'invention de la tradition doit prendre acte de cette contemporanéité dans sa complexité, de cette pluralité qui n'est pas statique mais dynamique, car ce qui est en crise aujourd'hui c'est l'idée de bien commun ou bien public. La reconstruire en pensée suppose qu'il y ait ce que Aristote nommait l'amitié (cette communication libre et pacifique entre les hommes). Si on veut réhabiliter la sphère publique, Il semble bien qu'on ne puisse faire l'économie d'une «éthique de la discussion», pour reprendre l'expression de Habennas. C'est dans cet espace de l'intersubjectivité que la tradition démocratique peut trouver ancrage et ériger des pôles de civilité et de solidarité. Il s'agira de dire pour conclure provisoirement que la culture n'est pas mémoire mais projet, et c'est en construisant notre futur que nous inventons notre tradition que nous voulons démocratique et citoyenne.


Source : État et société civile en Afrique, Actes du colloque international interdisciplinaire, in Quest, Revue Africaine internationale de philosophie, Volume XII, numero 1, juin 1998. pp 283-287.