Les Français pour nous développer?

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Des deux choses l’une : soit les « créatures » de M. Biya qui écrivent ses discours lui font parler d’un Cameroun dont ils ont seuls la visibilité, soit ils font express de lui suggérer des propos destinés à le rendre ridicule aux yeux de ses interlocuteurs. C’est un fait récurrent à toutes les occasions où le Président a l’obligation ou l’opportunité d’une allocution publique. Et son dernier voyage en France n’a pas échappé à cette quasi règle. En témoignent les quelques extraits suivants, entre autres, de son discours qu’on peut dire  « promotionnel », devant les opérateurs économiques français, la semaine dernière à Paris.
« Les investisseurs français ont un rôle à jouer dans le renforcement du secteur privé dont les autorités camerounaises voudraient faire le moteur de la croissance économique de notre pays ».
En septembre 2011, j’avais dit à mes compatriotes que l’année suivante, le Cameroun serait un immense chantier. Je ne m’étais pas trompé. Barrages, routes, ports, infrastructures diverses sont sortis de terre. De toute évidence, cela n’a été possible que grâce à la stabilité dont nous jouissons.


« …Le Cameroun est-il un bon risque ? Nous le pensons et nous le disons. Le Cameroun a-t-il de l’avenir ? Nous le pensons aussi et nous le disons. C’est pourquoi je vous invite à saisir les opportunités qui se présentent aujourd’hui de participer au développement du Cameroun de demain ».
« J’avais enfin  émis (évoquant une précédente rencontre) le vœu de voir le secteur privé français s’engager dans cette dynamique et se joindre à mon pays afin de contribuer avec nous à la réalisation de nos grandes ambitions économiques. Que s’est-il passé ? J’espère que les exposés des ministres qui m’accompagnent, sur la politique économique du Cameroun, et les échanges qu’ils ont eu avec vous, vous auront permis de mesurer les progrès accomplis par le Cameroun. Ils auront pu vous assurer que les perspectives n’ont jamais été aussi favorables à l’économie camerounaise, malgré un environnement international difficile marqué par la crise. Et de ce fait, ils auront pu vous convaincre de venir sur place afin d’examiner les conditions d’une éventuelle participation à nos grands projets qui balisent notre marche vers l’émergence à l’Horizon 2035.
Les échanges et les débats qui l’ont illustrée (la rencontre) ont, semble-t-il, fait apparaître la disposition de diverses entreprises françaises de nous accompagner dans la réalisation de nos objectifs… » Et nous en passons.
Le Français n’étant pas la langue naturelle des nègres du Président Biya, je m’abstiendrai volontiers de toute remarque sur la terminologie de l’expression. Par contre, comme tout commun des Camerounais, je peux m’interroger sur le fond de certaines affirmations qu’on fait faire au chef de l’Etat. Lequel semble ne jamais relire ses discours avant de les prononcer, un peu comme s’il voulait simplement tromper son ennui. A moins que la subtilité du discours soit inaccessible à notre niveau de compréhension !!!
Quand je prends l’extrait n°1 par exemple. Je ne vois pas ce qui fait croire à M. Biya que les investisseurs français, plus que d’autres, et surtout plus que les nationaux camerounais, doivent avoir un rôle indispensable à jouer, pour  faire du secteur privé camerounais « le moteur de la croissance économique de notre pays » Quelle guerre a-t-elle empêché les gouvernements successifs de M. Biya, s’ils en avaient la volonté politique, dans un pays  d’hommes aussi imaginatifs, talentueux et créatifs que  les Camerounais (même quand ils n’ont pas été à l’école), et durant 30 ans, de trouver des mesures propres à booster l’émergence d’investisseurs nationaux capables d’impulser et de soutenir le développement du Cameroun, faisant du secteur privé ou mixte national, le moteur d’une croissance économique endogène ? Et comment M. Biya, à la tête d’un pays dont la jeunesse (plus de 52% de la population) montre de plus en plus  qu’elle a mal à la France, peut-il faire tout un voyage pour aller confesser aux Français une telle impuissance à maîtriser notre destin ?
Dans l’extrait numéro 2, M. Biya semble exprimer devant les entrepreneurs français, une agréable surprise de constater que sa prophétie de 2011 s’est réalisée avec la sortie de terre, des barrages, des routes, des ports etc. dont les investisseurs qu’il invite à venir voir, se demanderont comme les Camerounais déjà, où sont ces œuvres dont on semble inviter fêter l’inauguration, alors qu’on n’en a même pas fini de poser toutes les « premières pierres ». Pour faire tenir à M. Biya un  discours du genre « ainsi que je l’annonçais en 2011, un certain nombre de projets structurants tels que […] sont en cours de réalisation depuis le début de cette année dans mon pays, auxquels je souhaite que vous continuiez à apporter votre contribution dans le cadre d’une coopération gagnant-gagnant… » etc. il est évident qu’il faut avoir une idée exacte des enjeux que comporte un tel voyage dans la diplomatie économique, et non pas seulement dans la villégiature que permet l’accompagnement du chef de l’Etat en voyage, soi-disant, « de travail ». Ceux des fonctionnaires qui peuvent avoir une telle idée n’ont pas, et pour longtemps, voix au chapitre.
Passons à l’extrait numéro 3. Qui, en France et dans le monde ignore ce que les scribes de M. Biya découvrent aujourd’hui ? A savoir que « le Cameroun est un bon risque ». C’est parce que les Français en particulier, le savaient depuis longtemps, qu’ils nous ont servi un leurre en guise d’indépendance, s’arrangeant pour que leurs intérêts ici demeurent préservés et protégés. Tout le monde sait depuis longtemps que « le Cameroun a un avenir ». Les Français se sont même déjà donné une part dans cet avenir et cherchent comment la préserver sous le couvert insuspect de « l’Aide au développement ». C’est la raison d’être de l’Agence française de développement qui, pour certains, est notre providence. Ce sur quoi les Camerounais, la France et le monde entier s’interrogent plutôt et légitimement aujourd’hui, c’est le DEVENIR du Cameroun qui ne semble pas être un souci pour son Prince, mais que menace la stabilité factice, support de sa longévité politique.
Notre Président ne semble pas comprendre que c’est le Cameroun qui doit revendiquer, ici et maintenant de la France, l’opportunité de se développer par une exploitation endogène du  potentiel que la nature lui a donné. M. Biya a-t-il seulement une petite idée des milliers de milliards de francs Cfa que transfèrent par an vers la zone euro, sans contre partie visible et utile pour le Cameroun, les entreprises comme le Pmuc (dont les partenaires privés d’aujourd’hui, agissant hier pour le compte de l’Etat camerounais, ont enterré La Loterie nationale du Cameroun), Total (pétrole), Orange (téléphone mobile), Sepbc (Parc à Bois) PHP (les bananeraies), et autres
Si ces firmes françaises ne peuvent même pas payer des salaires décents aux milliers de Camerounais dont ils exploitent la sueur et le cerveau pour accumuler lesdits milliards, et s’ils ne peuvent réinvestir 15, 20 ou 30% de leur CA sur place pour offrir des emplois… ( certains louent des baraquements ou des conteneurs de transport en guise de bureaux), comment peut-on penser qu’ils développeront notre pays à notre place ?
Pourtant le message des banques françaises présentes au Cameroun est clair à ce sujet : elles sont en surliquidité, mais préfèrent spéculer avec les dépôts des Camerounais plutôt que de financer l’économie productrice du Cameroun. Car, si le Cameroun devenait un pays industriel, non seulement il cesserait d’être consommateur net des produits français, mais il grignoterait les débouchés de l’industrie française, et en ajouterait aux soucis que lui causent déjà la Chine, les USA et autres BRIC. Et cela vaut bien une guerre économique préventive, fut-elle silencieuse. Pourquoi les Français viendraient-ils, sur une simple invitation discursive, contribuer au développement de nos grandes ambitions économiques dont nos propres opérateurs nationaux sont tenus à l’écart ? Qui à leur place oublierait la fable de Jean La Fontaine  «Le Manent charitable » (histoire du serpent transi de froid, qui est réchauffé par pitié, et qui en sortant de sa torpeur mord à mort son bienfaiteur) ?
Si j’ai retenu les extraits 4 et 5, c’est en fait pour m’interroger sur le motif réel du voyage de M. Biya en France. Est-ce qu’un chef d’Etat va à une visite économique dans un pays comme la France, simplement pour accompagner 3 ou 4 ministres qui vont « assurer (les investisseurs potentiels) que les perspectives n’ont jamais été aussi favorables à l’économie camerounaise, et les convaincre de venir sur place afin d’examiner les conditions d’une éventuelle participation à nos grands projets qui balisent notre marche vers l’émergence à l’Horizon 2035". Dans ce cas, pourquoi ne pas les inviter directement sur place, alors que ce serait sans doute un accouchement moins douloureux pour le Trésor public ?
Personnellement, je ne comprends pas que le chef de l’Etat camerounais puisse dans un même discours, avoir l’air de dire aux Français : « je vous prie de venir m’aider à développer mon pays », et puis : « je vous ai fait venir quelques ministres pour vous décrire les perspectives… du Cameroun ; s’ils vous ont convaincus, venez voir vous-mêmes ». Seul le respect dû à la fonction m’empêche de traiter d’inconsistant ce genre de discours aérien, dont le signifié ne correspond pas au sérieux de la circonstance, et dont on se demande si l’on peut en espérer un lendemain. Quel bilan concret du voyage, le Président pourrait-il présenter aux Camerounais si nécessaire, quand pour lui, les échanges et débats qu’ont eu ses ministres avec les diverses entreprises françaises, « ont (seulement) semble-t-il, fait apparaître la disposition (de celles-ci à nous accompagner) dans la réalisation de nos objectifs »
Question citoyenne : Lorsque M. Biya parle au nom du peuple camerounais, ne devrait-il pas exprimer dans son verbe, l’assurance de la haute idée qu’il a de lui-même, de ceux qui l’accompagnent, de son peuple, et montrer véritablement un engagement plus résolu à défendre les intérêts de ce dernier ? Rétrospectivement, cette question concerne toutes ces conventions d’investissements étrangers que l’Etat camerounais signe sans obligation pour ses partenaires, qu’ils soient européens, asiatiques ou latino-américains, du transfert de technologie. Lequel transfert se décline en chinois comme « enseigner à pêcher », pour ne pas avoir à offrir indéfiniment du poisson.
En guise de réponse, il me plaît de faire mienne cette pensée de l’enseignant camerounais,  FonkouaTéguia Gabriel, qui affirme que « Ce qu’est un peuple dans le monde tient de la nature des relations que lui et ses dirigeants ont avec eux-mêmes et ensuite avec les autres ». Il ajoute que ce peuple là « n’est aussi rien devant les autres, tant il est vrai qu’il faut d’abord valoir quelque chose à soi, pour valoir quelque chose aux yeux des autres » (in La France ou le suicide de l’Afrique, à paraître). C’est donc à méditer.

Jean-Baptiste Sipa,

editorialiste, Germinal, n°082.