La tyrannie du statu quo

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Il y a 220 ans, le 14 juillet 1789, le peuple parisien prenait d'assaut la Bastille, un château fort construit sous Charles V et transformé en prison d'État par le cardinal de Richelieu. L'histoire nous enseigne que les insurgés s'étaient en réalité massivement mobilisés pour s'emparer, par la force, de la poudre à fusil et à canon qui s'y trouvaient. Toujours est-il que la prise de la Bastille, figure symbolique du despotisme, s'est muée en symbole du renversement de l'Ancien Régime. On comprend pourquoi certains historiens récusent le terme de révolte associé à cette phase de l'histoire de la France et préfèrent plutôt parler de révolution. Deux années plus tard, en 1791, dans les caraïbes, l'île de Saint-Dominique, la plus prospère des colonies françaises et marché important pour le commerce des esclaves est prise dans l'engrenage de la révolution. Pendant douze années, affirme C.L.R James, les esclaves révoltés se sont dressés contre les maîtres blancs, ont affronté les armées française, espagnole et anglaise et ont remporté une victoire décisive sur l'expédition envoyée, en 1803, par Bonaparte. Cette victoire a instauré l'État noir d'Haïti. Toussaint Louverture, esclave jusqu'à l'âge de 45 ans, est devenu le chef de cette monumentale entreprise.

Plus près de nous, au début des années 50, des Patriotes se sont levées comme un seul homme pour revendiquer l'indépendance totale du Cameroun. Face aux colons surarmés, et malgré la résistance patriotique qu’ils ont opposé, ils ont été vaincus. Le 13 septembre 1958, Ruben Um Nyobè, leader indépendantiste était lâchement assassiné dans le maquis de Boumnyebel en Sanaga maritime, par l'armée française. Ses compagnons de lutte, Ossendé Afana, Ernest Ouandié, Félix Moumié etc, seront à leur tour assassinés par les fondés de pouvoir placés à la tête du Cameroun.

Certains diront, tout en brandissant quelques réalisations et réformettes effectuées depuis presque 50 ans, que les choses évoluent normalement, que l'histoire suit son cours normal et que rien ne peut plus être comme avant au Cameroun. D’autres diront qu'en politique comme dans tout système dynamique, l'immobilisme total n'existe pas et signifie simplement que ce système évolue, mais lentement. Soit.

Pourtant, il faut (1) se poser des questions non seulement sur les processus qui avaient engendré les révolutions françaises et haïtiennes, mais sur ceux ayant contribué à l'instauration des États de droit et régimes démocratiques dans le monde (2) se demander aussi comment, dans le cas de Haïti, la révolution avait engendré un chef hors de commun et (3) s'interroger sur la manière dont la révolution haïtienne avait porté à son tour son héros jusqu'au triomphe final.

Certes, les contextes historiques ne sont plus les mêmes. Il est aussi vrai que généralement, personne n'imagine (mieux, beaucoup de personnes refusent d'imaginer) que l'univers dans lequel on vit peut, d'un instant à l'autre, s'écrouler et s'évanouir. Pourtant, avec la fin des idéologies, l'absence criarde de projet de société alternatif, la corruption généralisée, la falsification des institutions républicaines, l'accroissement des injustices et du sentiment d'injustice ; avec la paupérisation et l'insécurité croissantes voulues et entretenues, la déliquescence du tissu économique, la crise des valeurs, les déguerpissements sauvages et inhumaines des vendeurs à la sauvette, même s'il est vrai que les révolutions sont imprévisibles, il reste que les tensions qui tenaillent la société camerounaise sont palpables.

Mais pourquoi 50 ans après notre indépendance nominale les choses n'ont pas véritablement changé ? La réponse coule de source. Plus de 50 ans après l'assassinat de Ruben Um Nyobè, il reste tellement de Bastille à prendre. A commencer par celle qui embrigade les têtes du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc) et ses satellites, de l'opposition et celles des organisations de la société civile, brefs des citoyens camerounais. Celle qui, pour parler comme Laurent Neuman, journaliste à Marianne, conduit à la résignation, au renoncement, au défaitisme, à la démission de l'esprit. " Ce bagne de la pensée qui laisse accroire qu'aucune alternative, jamais, n'est possible ". C'est à notre sens, la révolution que les citoyens camerounais doivent accomplir, ici et maintenant : aller en guerre contre la tyrannie du statu quo, affronter, comme des chevaliers, l'apathie et l'inertie démocratique, réhabiliter l'esprit de la révolte et avec elle le goût des rêves, des lendemains qui chantent, de l'utopie. Sindjoun Pokam, philosophe-écrivain camerounais l'exprime en d'autres termes. Il faut, martèle le philosophe, "  prendre  toutes ces bastilles qui peuplent nos têtes, car nous n'avons cessé d'être les fossoyeurs de nos espérances. Ce qui désespère, c'est l'inconsistance de nos convictions démocratiques, c'est la légèreté de notre engagement pour la cause de la démocratie ; c'est cet attentisme calculateur de quelques-uns, ce ponce-pilatisme paresseux et révoltant de quelques autres. Ce qu'il faut vaincre, c'est la peur, c'est cette incroyable torpeur qui en chacun de nous fait barrage à la démocratie. Ce qui urge c'est le démantèlement des structures mentales de la résignation. Nous avons vécu dans le mensonge et la fourberie : nous avons menti pour survivre, pour nous enrichir, pour conquérir une position de pouvoir, pour régner, mêmes sur des cimetières. Nous avons besoin d'une dépollution des esprits, d'une purification morale. Nos âmes transies de mensonge et figées dans la peur de tout et de rien doivent ressusciter sinon, il n'y a pas de démocratie "

Faut-il encore se fier aux propos démagogiques des politiciens véreux dont l'unique souci est soit d'accéder à la mangeoire, soit de s'y maintenir ? Doit-on continuer à se taire face à la politique du verbe ? N'est-il pas pur fétichisme que de continuer à vénérer et à servir un État qui ne se respecte plus, ne respecte plus, malaxe la Constitution et la légalité, ne protège plus, n'éduque plus, ne soigne plus, opprime, n'offre plus aux citoyens le minimum  de services garanties, tue, assassine, corrompt, divise ? Cet État là n'est-il pas une caricature d'État ?

L'indépendance et la liberté d'expression sont-elles garanties simplement parce qu'un certain Joseph Anderson Le, actuel directeur adjoint du Cabinet si vil, avait invité quelques directeurs de la publication et quelques journalistes pour leur transmettre la volonté déguisée des pouvoirs publics à favoriser l'expression plurielle et à favoriser l'accès  aux sources d'informations officielles de la présidence de la République ? Au moment où le Cameroun évolue vers une zone de turbulences démocratiques avec les élections sénatoriale et présidentielle qui pointent à l'horizon, n'est-il pas légitime de questionner la démarche de Anderson Le ?

Est-il normal que le quotidien Le Messager ait été scellé pour un million et demi de FCfa alors que l'État du Cameroun, par le biais du ministère des finances dont dépend la direction générale des impôts, devait à ce groupe de presse presque 12 millions de Fcfa ? Etc.

Même si beaucoup parmi les Camerounais (les intellectuels et/ou les journalistes surtout) n'ont pas toujours su trouver une distance critique nécessaire leur permettant d'éviter d'être noyés dans la fureur de notre environnement et du monde pour pouvoir les analyser, sans céder aux passions ni aux pressions, sans pour autant s'enfermer dans un tabernacle inaccessible, même si  de nombreux Camerounais qui interviennent dans les débats publics ont succombé aux ors que les pouvoirs réservent aux intellectuels qui les servent et à tous ceux qui essayent de voir les choses autrement, il reste que nous devons méditer sur notre présent et notre avenir.

Somme toute, notre devoir est de faire en sorte que l'ère de la supercherie, de l'escroquerie et de l'imposture soit révolue. C'est un impératif catégorique, pour parler comme le philosophe Kant.

Jean- Bosco Talla

* Déjà paru dans Germinal n° 042