Lettre de réforme à SE. Paul Biya, Président de la République du Cameroun
Monsieur le Président de la République,
Dans votre message à la Nation le 31 décembre 2022, trois (3) aspects spécifiques nous ont fait perdre le sommeil et justifient la présente lettre dont la finalité est de stimuler de véritables réformes par des meilleures décisions et actions en vue du relèvement de la trajectoire de performance économique tant attendu par les citoyens camerounais.
Primo, vous avez indiqué que : « Pour garantir l’approvisionnement régulier du marché domestique en produits pétroliers et en gaz domestique, il a fallu augmenter le volume des subventions publiques, au prix d’importants efforts budgétaires. C’est ainsi qu’au cours de l’année 2022, près de 700 milliards de Francs CFA ont été dépensés par le Trésor Public au titre des subventions pour les carburants et 75 milliards de Francs CFA pour le gaz domestique. »
Secundo, vous avez précisé que : « Le Gouvernement continuera à accorder une attention particulière à la mise en œuvre coordonnée de la politique d’Import-Substitution, et à l’exploitation optimale des opportunités qu’offre la Zone de Libre Échange Continentale Africaine. »
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Tertio, vous avez annoncé que : « Dans la perspective de diversifier les sources de revenus de l’Etat, j’ai autorisé le démarrage de trois projets d’envergure qui visent à développer notre potentiel minier, à structurer notre économie et à créer des emplois. […] « L’année 2023 sera donc marquée par le démarrage des travaux relatifs à l’exploitation du minerai de fer de Kribi -Lobé. » […] « Nous engagerons également l’exploitation du gisement de fer de Mbalam-Nabeba. » […] « Le troisième projet a trait à l’exploitation du fer de Bipindi– Grand Zambi, […]» […] « Une étape décisive a déjà été franchie dans la réalisation de ces différents projets, avec la signature des conventions minières y afférentes et l’octroi de permis d’exploitation aux entreprises adjudicataires.»
Dans les lignes qui suivent, nous portons à votre très haute attention le constat de ce que ces trois (3) aspects de votre discours traduisent des choix contestables et même détestables du Gouvernement camerounais d’une part, et que les conséquences prévisibles induisent un déraillement du train de l’émergence du Cameroun pourtant, émergence initialement envisagée avec force et fermeté à l’horizon 2035 c’est-à-dire dans moins de (14) ans, d’autre part. Plus important, nous vous recommandons quelques mesures urgentes de sauvetage qui nous semblent possibles et souhaitables.
1. Constat des choix contestables et détestables du Gouvernement camerounais
La loi n° 2022/020 du 27 décembre 2022 portant loi de finances de la République du Cameroun pour l’exercice 2023 matérialise, confirme et amplifie les choix du Gouvernement camerounais qui nous semblent objectivement contestables et surtout profondément détestables à cause de leur caractère inapproprié et de leurs impacts négatifs prévisibles.
1.1. Le choix de subventionner à l’aveuglette les carburants et le gaz domestique.
Vous avez indiqué qu’au cours de l’année 2022, près de 700 milliards de Francs CFA ont été dépensés par le Trésor Public pour subventionner les carburants et 75 milliards de Francs CFA pour le gaz domestique soit un total de 775 milliards de FCFA.
Ce choix de subventionner les carburants même pour un grand nombre de consommateurs professionnels, riches et capables de payer les prix du marché s’apparente à un gaspillage sans précédent et est profondément contestable aussi bien du point de vue du coût d’opportunité allocative des ressources publiques rares (ces ressources peuvent mieux servir dans l’investissement) que de celui d’une injustice redistributive (enrichir ceux qui sont déjà riches).
Ce choix du Gouvernement est surtout détestable parce qu’il est contraire au Plan Industrie de l’Energie de la Stratégie Nationale de Développement 2020-2030 (SND30) qui a pour objectif de produire l’énergie en quantité abondante pour améliorer le cadre de vie de la population, satisfaire l’industrialisation du Cameroun et devenir un pays exportateur d’énergie. S’agissant des carburants, ce plan comprend le Programme Gaz Naturel pour Véhicule (GNV) qui permettra au regard des ressources gazières importantes du pays de diviser la facture des carburants par huit (8) tout en réduisant substantiellement les importations des carburants et lubrifiants (qui représentent jusqu’à 16% des importations en 2021 soit 614 milliards de FCFA) tout en contribuant à réduire nos émissions de CO2 et à épargner les devises.
1.2.Le choix de la politique de l’import-substitution.
Vous avez précisé que le Gouvernement continuera à accorder une attention particulière à la mise en œuvre coordonnée de la politique d’Import-Substitution. Le rapport de la Commission des Finances et du Budget de l’Assemblée Nationale de novembre 2022 indique ceci en page 12 « Abordant l’état de mise en œuvre de la politique d’import-substitution, le Représentant du Gouvernement a fait savoir qu’une enveloppe d’un montant de 136 milliards de FCFA a été prévue pour soutenir cette politique au cours de l’exercice 2023. Le Gouvernement agira également sur plusieurs leviers à l’instar des incitations fiscalo- douanières, l’institution ou le relèvement du taux des droits d’accises de certains produits à l’effet de booster la production locale. Il s’agit donc d’un processus inscrit dans la durée et qui vise la transformation structurelle de l’économie nationale, notamment en ce qui concerne le secteur agricole. »
Le choix de cette politique et la taille importante des ressources publiques qui y sont allouées est très contestable non seulement du point de vue du coût d’opportunité (l’investissement étant largement préférable) mais aussi de celui de l’efficience allocative car cette politique d’import-substitution a déjà fait la preuve de son échec au Cameroun par le passé.
En effet, la stratégie d’industrialisation par substitution d’importations (ISI) a été appliquée au Cameroun de 1960 à 1985 avec pour objectif de privilégier la production de plus en plus poussée des produits agricoles, forestiers, pastoraux et de la pêche avec des incitations offertes par les codes des Investissements modifiés et adaptés successivement avec l’appui d’un certain nombre d’organismes parapublics spécialisés. Face à l’échec de cette politique constaté au milieu des années 80, la stratégie d’industrialisation par « valorisation des ressources primaires pour la promotion des exportations » ou « substitution d’exportations » a été introduite en 1986 par le 6e Plan quinquennal de développement économique et social (1986-1991) appuyé par l’introduction du régime des Zones Franches Industrielles (ZFI) le 29 janvier 1990, avec l’ordonnance présidentielle n° 90/001. Avec le bouleversement causé par les plans d’ajustement structurels et intervenu dès 1988, cette stratégie s’est également soldée par un échec, d’où la loi n°2002-004 du 19 avril 2002 portant charte des investissements en République du Cameroun, modifiée par la loi n°2004-20 du 22 juillet 2004 et par l’ordonnance n°2009-001 du 13 mai 2009 et complétée par la loi n° 2013/004 du 18 avril 2013 fixant les incitations à l’investissement privé en République du Cameroun.
Ce choix assez problématique du Gouvernement est surtout détestable parce qu’il est contraire à la première des orientations fondamentales de la SND30 intégrant le plan directeur d’industrialisation qui est le Mix entre import/substitution et promotion des exportations axé sur les neuf (9) sous-secteurs moteurs pour accélérer l’industrialisation du pays en mettant en avant la promotion de l’industrie manufacturière et le rattrapage technologique. La vision du secteur industriel à l’horizon 2030 étant de faire du Cameroun le commutateur (exportateur d’énergie électrique), le nourricier (exportateur des produits agro-industriels) et l’équipementier (exportateur des biens d’équipement notamment les meubles) de la CEEAC et du Nigéria.
1.3. Le choix de la préférence marquée pour les dépenses de fonctionnement en comparaison à celles d’investissement public.
Vous avez annoncé votre autorisation pour le démarrage de trois (3) projets d’envergure qui visent à développer notre potentiel minier : le projet d’exploitation du minerai de fer de Kribi - Lobé ; le projet d’exploitation du gisement de fer de Mbalam-Nabeba et le projet d’exploitation du fer de Bipindi– Grand Zambi. Cette autorisation est fort opportune mais nous semble inopérante. Outre le fait que le « projet d’exploitation du fer de Bipindi– Grand Zambi » n’existe pas à proprement parler puisque son étude de faisabilité bancable semble introuvable, tout comme sa convention minière et son permis d’exploitation, il est surtout regrettable qu’aucun crédit budgétaire spécifique ne soit ouvert dans la loi de finances 2023 pour lesdits projets miniers au titre de la participation et de l’accompagnement de l’Etat. D’ailleurs, le budget d’investissement du MINMIDT n’est que d’un milliard de FCFA avec seulement 150 millions de FCFA pour le programme 035 « Amélioration de la connaissance du potentiel géologique et valorisation des ressources minérales » et spécifiquement affectés à l’action pour le renforcement de la gouvernance minière.
Comme le constate le tableau ci-après, le budget d’investissement public a dégringolé en partant de 28,4% du budget total en 2019 à seulement 18,4% en 2023 soit une chute 10% correspondant à 308 milliards de FCFA alors que le budget de l’Etat a augmenté en valeur absolue sur la même période de 1 133 milliards de FCFA et en valeur relative de 21,74%. Le choix de la préférence des dépenses courantes en comparaison aux dépenses d’investissement est véritablement contestable parce qu’il confirme l’option pour l’inefficience allocative, le statut quo des structures productives, l’économie de rente ou des privilèges sans contrepartie et le cercle vicieux d’une croissance appauvrissante c’est-à-dire pauvre en emplois et à peine supérieure à la croissance démographique.
Ce choix du Gouvernement est surtout détestable parce qu’il prend à contrepieds la SND30 qui a pourtant opté pour la transformation structurelle de l’économie national et le développement inclusif de la société camerounaise. Avec ce choix très regrettable, le Gouvernement fait plutôt de la déformation structurelle de l’économie avec un impact négatif sur la dynamique de développement du pays.
2. Conséquence prévisible : déraillement du train de l’émergence du Cameroun
La combinaison des trois (3) choix gouvernementaux ci-dessus identifiés et constatés révèle clairement une déviation stratégique majeure traduisant de fait un statut très précaire, dévalué et sans réelle portée opérationnelle de la Stratégie Nationale de Développement 2020-2030 (SND30) pourtant préfacée par le Premier Ministre, Chef du Gouvernement, Chief Dr. Joseph Dion Ngute, et postfacée par le Ministre de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du Territoire, Alamine Ousmane Mey.
Parmi les objectifs stratégiques de la SND30, il a été arrêté comme objectif principal de porter le taux de croissance annuel du PIB de 4,5% à 8,1% en moyenne sur la période 2020-2030 soit onze (11) ans. Sur les trois (3) premières années 2020-2022, le taux de croissance moyen n’est que de 2,6% donc très loin de 8,1%. La projection à structure économique similaire situe la croissance du PIB à une moyenne de 4,9% à l’horizon 2027 c’est-à-dire à peine la moitié de la cible de croissance visée.
La revue de la période 2020 à 2023 montre que le déraillement du train de l’émergence du Cameroun intervient exactement en 2022. Du fait des choix gouvernementaux sus-évoqués avec en particulier la préférence manifeste pour des dépenses courantes au lieu des dépenses d’investissement, le budget d’investissement public chute brutalement de 381,5 milliards de FCFA soit 7,7% du budget total de l’Etat en passant de 1 479 milliards de FCFA en 2021 soit 25,7% à 1097,5 milliards de FCFA en 2022 soit 18%.
Sans efforts d’investissement public substantiel, la transformation structurelle de l’économie et l’accélération du rythme de croissance sont impossibles. Dès à présent, sachez et ayez la plaine conscience qu’avec le rythme de croissance actuel et prévisible, il ne sera pas possible d’être un nouveau pays industrialisé à l’horizon 2035.
La question stratégique principale revient alors comme une préoccupation lancinante sur la table des pouvoirs publics camerounais et des autres parties prenantes : à quoi sert réellement la planification stratégique au Cameroun ? Le plan stratégique actuel de l’Etat du Cameroun qui est dénommé « SND30 » a finalement quel statut ou quel régime ? A-t-il été formellement approuvé par le Président de la République ? Est-il opposable et à qui ? Du point de vue des bonnes pratiques internationales de planification stratégique des États modernes, le plan stratégique d’un État, élaboré par l’exécutif comme un instrument majeur de gouvernance publique doit être approuvé par le parlement. Il constitue à cet effet un instrument de rationalisation des choix d’allocation des ressources publiques à moyen et long terme et donc clairement opposable au Gouvernement qui doit l’appliquer et rendre compte au Parlement.
3. Mesures de sauvetage possibles et souhaitables
En se fondant sur les quatorze (14) ans restant (de 2023 à 2035) pour réussir le façonnage d’un Cameroun émergent, nous vous recommandons, Monsieur le Président de la République, quatre (4) mesures prioritaires de sauvetage du train de l’émergence pour envisager un rattrapage accéléré en vue de le remettre sur le sentier de la croissance définit en 2019. L’objectif visé étant de réaliser un taux de croissance annuel moyen de 8,1% de 2020 à 2030 malgré le retard accumulé entre 2020 et 2022 avec seulement 2,6%. A titre de rappel, la dernière fois que le Cameroun a réalisé un taux de croissance du PIB supérieur ou égal à 6% c’est bien en 1985/1986 avec 6,79%. Cela fait aujourd’hui 36 ans. Le sauvetage du train de l’émergence ne pouvant se faire avec une approche ordinaire, il est donc impératif d’adopter résolument une démarche inhabituelle, extraordinaire et innovante.
Premièrement, nous vous recommandons en votre qualité de Président de la République, de définir en urgence absolue un régime intelligible, lisible et prévisible de planification stratégique de l’Etat du Cameroun (loi sur le régime de la planification et de la programmation stratégiques au Cameroun). En cohérence avec les bonnes pratiques internationales généralement admises, il s’agit d’appliquer l’alinéa (e) de l’article 26 de la constitution du 18 janvier 1996 qui dispose : « La loi est votée par le Parlement. Sont du domaine de la loi : (e) La programmation des objectifs de l’action économique et sociale. » Ainsi, la SND30 aura un statut clair et opérationnel apportant ainsi plus de rationalité, de cohérence et d’efficience à la chaine PPBS (planification- programmation-budgétisation-suivi-évaluation) du management public camerounais.
Deuxièmement, nous vous recommandons d’opter à très court terme pour un subventionnement sélectif (uniquement pour les segments des opérateurs et agents économiques vulnérables) et proportionné des prix des carburants et du gaz qui permettraient de restaurer les ressources nécessaires à affecter pour l’investissement public. Aussi, plus fondamentalement, en application des orientations de la SND30, autoriser le démarrage immédiat du Programme Gaz Naturel pour véhicule (GNV) en vue d’opérer une transition énergétique structurelle permettant la réduction drastique de la facture des carburants et la hausse des ressources publiques pouvant être affectées à l’investissement. De même, pour accroitre les ressources à affecter à l’’investissement public, des mesures sont indispensables pour réduire et optimiser le train de vie de l’Etat en rationnalisant le budget des biens et services (21% du budget total de l’Etat) y compris la réforme ou même la suppression de la mercuriale qui relève des pratiques d’une économie administrée ou de rente.
Troisièmement, nous recommandons l’application de l’une des orientations fondamentales de la SND30 qui prescrit la politique du Mix exportations et import-substitution axé sur les neuf (9) sous-secteurs moteurs pour accélérer l’industrialisation du pays en mettant en avant la promotion de l’industrie manufacturière et le rattrapage technologique en alignement stratégique avec l’exploitation optimale des avantages de la Zone de Libre-échange continentale africaine (ZLECAf).
Quatrièmement, nous vous recommandons fortement de relever le budget d’investissement public à un minimum de 40% du budget total de l’Etat, en rationalisant les subventions des carburants, en autorisant le démarrage du programme GNV, en réduisant et en optimisant le train de vie de l’Etat. Ainsi, les projets miniers et industriels phares et prioritaires de la SND30 peuvent retrouver la place qu’ils méritent dans l’optique de transformation structurelle de l’économie et de développement inclusif. Une loi de finance rectificative serait alors l’instrument approprié pour les mesures de sauvetage du train de l’émergence du Cameroun.
Veuillez agréer, Excellence, Monsieur le Président de la République, l’assurance de notre très haute considération.
Babissakana, PMP, PMO-CP, CSSp
Ingénieur Financier, Chairman & CEO, Prescriptor Ltd E-mail :
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Yaoundé, le 11 janvier 2023