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Université des Montagnes: l'Enfer du décor - Refaire ou ajuster l’université africaine ?, par Jean-Marc Ela

Université des Montagnes: l'Enfer du décor - Refaire ou ajuster l’université africaine ?, par Jean-Marc Ela

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Index de l'article
Université des Montagnes: l'Enfer du décor
Remise des diplomes à l’UdM : L’arbre qui cache la forêt,par Etienne Lantier
Un temple de savoirs et de...convoitises, par Olivier Ndenkop et Ikemefuna Oliseh
L'impératif d'un aggiornamento, par O.A.N et I.O
UdM, une vache à lait, par Ikemefuna Oliseh
Professeur Jeanne Ngogang: l'Amère de l'UdM, par Maheu
Quand un temple scientifique devient un sujet de littérature, par Olivier A. Ndenkop
Témoignage: AED-UdM, travestissements des faits et inversion des rôles, par Innocent Futcha
Chronique d'une déconfiture annoncée, par Jean-Blaise Samou
Pour solde de tout compte : Ambroise kom, l’intellectuel indocile, par Gérard Keubeung
L'UdM et la fin de l'utopie, par Alexis Tcheuyap
UdM : du site captatoire d’un rêve au lieu de surexposition d’un cauchemar, par Hervé Tchumkam
Interview : Les dirigeants sont dépourvus d'ascèse et ont du mal à s'élever au-dessus des besoins primaires, Professeur Ambroise Kom
''Certains ont toujours pensé qu'ils étaient indispensables, irremplaçables, incontournables, qu'en leur absence tout irait mal'', par Henri Njomgang; président de l'AED
Lettre de Shanda Tomne à l'hebdomadaire Jeune Afrique
Au-delà de la faillite morale, imaginer l'architecture du futur, par Cilas Kemejo
Refaire ou ajuster l’université africaine ?, par Jean-Marc Ela
Lettre ouverte au Président de l’AED, par Professeur Jean – Baptiste Fotso Djemo
Toutes les pages

Enseignement supérieur*
Refaire ou ajuster l’université africaine ?, par Jean-Marc Ela
Je voudrais insister ici sur l'urgence de susciter une réflexion endogène sur le type d'université à promouvoir en Afrique noire. En ce début du nouveau siècle, cette tâche s'impose au moment où « les nouveaux gendarmes du monde » (Séroussi, 1994) veulent sou-mettre les universités aux lois du marché. Tel est le plan de réforme de la Banque mondiale dans le document intitulé Le financement et la gestion de l'enseignement supérieur : l'état des réformes dans le monde.
Selon la Banque mondiale, l'enseignement supérieur est un bien privé et non pas un bien public. Elle estime par ailleurs que l'on peut résoudre ses problèmes avec des solutions applicables au marché, car ce bien en quantité limitée n'est pas demandé par tout le monde et n'est pas gratuit. De plus, face à l'inefficacité des pouvoirs à réformer les orientations de l'enseignement supérieur, il faut obliger les responsables des établissements d'enseignement à rendre compte de leur position sur le marché. Il faut aussi les contraindre à mieux gérer leur personnel. Dès lors, tout plan de réforme se heurte aux professeurs qui exercent leur pouvoir en ayant la main sur les programmes d'études. Dans ces conditions, tout doit être mis en œuvre pour obliger les enseignants à renoncer à ce pouvoir et à devenir davantage des entrepreneurs. Les changements radicaux à apporter à un établissement d'enseignement supérieur doivent se traduire, notamment, par une réduction des effectifs et des retraites anticipées forcées. Bref, il s'agit de modifier ce que sont les professeurs, leur comportement, leur manière de s'organiser, leur méthode de travail et leur rémunération.
En fait, depuis des années, en prenant le contrôle des institutions de transmission et de production du savoir en Afrique, la Banque mondiale a mis en application les principes de l'économie néolibérale sous-jacents au plan de réforme qu'elle veut aujourd'hui étendre à l'échelle de la planète. Dès le départ, il a fallu dessaisir l'État du pouvoir de décision en matière de financement de l'enseignement supérieur. En effet, les   experts   de   la   Banque   mondiale   estiment   que   les gouvernements sont responsables de la survie d'une université «traditionnelle» ou «classique» insensible aux véritables besoins de l'économie mondiale. Alors que les pays africains sont confrontés à une crise sans précédant qui nécessite de prendre en compte la montée des jeunes en quête de connaissances afin de repenser les tâches de l'université et d'interroger ce que l'État dépense dans ce domaine auquel il doit accorder sa priorité, les institutions de Bretton Woods ont exigé le désengagement brutal des autorités publiques. Il en résulte un gâchis énorme dans tous les secteurs de l'université et une perte accrue d'efficacité qui affecte gravement l'enseignement et la recherche. En d'autres termes, le potentiel humain du développement d'un pays ne cesse d'être détruit si la revitalisation de l'université doit se réaliser par la limitation de l'expansion des effectifs et des dépenses. De plus, en rupture avec toute démarche de dialogue et de communication dans les pays où, dans les lieux de décision et du pouvoir, l'émergence de nouveaux acteurs et la prise de parole dans l'espace commun sont un défi quotidien, la Banque mondiale a imposé des mesures d'ajustement qui continuent de faire des dégâts partout en Afrique subsaharienne. Dans ce contexte où l'on tend à assainir les effectifs en révisant la politique d'aide aux étudiants et en réduisant la part salariale du budget de l'État, si l'accès au marché du savoir devient de plus en plus difficile pour la majorité des jeunes confrontés à un système d'enseignement sélectif, l'on doit constater le processus de clochardisation des enseignants et la dégradation continue des conditions d'études et de travail (Assié-Lumumba, 1993). En plus des mesures de répression, de violation des libertés académiques et des formes de violences brutes qui contraignent des intel¬lectuels de renom à l'exil (Codesria, 1997), il faut ajouter le mépris souverain que de nombreux dirigeants vouent à la vie de l'intelligence dont la promotion est le dernier souci et ne figure nulle part dans leur agenda politique qui se réduit à la seule volonté de durer le plus longtemps au pouvoir afin de «manger leur part» (Bayart, 1989). Dans les universités africaines à bout de souffle où les enseignants vivent à la marge des grands centres de production des connaissances et sont dépourvus de ressour¬ces nécessaires ou d'infrastructures élémentaires, toute capacité de recherche tend pratiquement à disparaître. Bien plus, compte tenu des contraintes inhérentes à l'emprise croissante de la raison utilitaire, il faut s'attendre à la disparition lente et progressive de toute discipline qui ne répond pas aux normes de la rentabilité imposées par la dictature de l'immédiat à laquelle les champs du savoir sont asservis dans le processus de « marchandisation » des espaces de la vie en société. Enfin, si l'aval de la Banque mondiale est nécessaire pour toute initiative novatrice à prendre, c'est l'autonomie même des universités qui est remise en cause.
Par ailleurs, en considérant le naufrage de nombreux établis¬sements où l'on bricole la formation des jeunes Africains, nous devons nous demander si, pour les bailleurs de fonds, l'ensei¬gnement supérieur n'est pas un luxe pour les indigènes. En dépit des apparences, c'est bien là le non-dit des discours dominants. Le message que le «consensus de Washington» véhicule dans ce domaine est évident : en laissant les universités s'effondrer sous le poids des contraintes de l'ajustement structurel, les experts veulent acculer les Africains à comprendre qu'ils doivent renoncer à mimer les pays riches en s'obstinant à maintenir des institutions d'enseignement supérieur qu'ils sont incapables de gérer, faute de ressources et de compétences. En clair, l'Afrique doit revenir au vieux rêve colonial de l'école de village afin de mieux investir dans l'alphabétisation et l'éducation de base. Pour les gens qui cherchent d'abord à satisfaire «les besoins essentiels» en matière d'eau potable, d'alimentation, de nutrition et d'hygiène du milieu ou de planning familial, la priorité de l'éducation et de la formation ne peut se réduire qu'à l'universalité de l'enseignement fondamental de premier cycle. Tout au plus, si l'on tolère que certains jeunes accèdent à un niveau d'enseignement supérieur, c'est à travers les universités virtuelles où des entrepreneurs avisés se mobilisent pour vendre des cours en jouant sur le vieux mythe de l'efficacité des « produits importés » à partir des programmes élaborés dans les pays d'Occident.
Il n'est plus nécessaire de reconnaître les impasses où nous conduisent des plans de réforme des universités que l'on doit considérer comme une mesure d'ajustement. Cette mesure aggrave la marginalisation de l'Afrique dans le système mondial des connaissances. Face aux défis du continent, il faut oser résister au fléau néolibéral et rompre le consentement avec les croyances à un modèle sans scrupule dont l'objectif vise, en réalité, à renforcer les inégalités et les exclusions à partir des tentatives de privatisation de l'enseignement supérieur qui voient le jour sous des formes masquées. Si l'on veut accorder une attention privilégiée à la vie réelle des étudiants dont les familles sont incapables d'assurer les coûts de formation en Europe ou en Amérique du Nord, il faut montrer la preuve qu'il est possible d'acquérir des hauts niveaux de compétence et d'expertise dans les lieux de production et de diffusion des savoirs enracinés dans les réalités du continent. Il convient de bien identifier l'enjeu du rapport qui doit s'établir entre l'enseignement et la vie quotidienne dans l'Afrique d'aujour¬d'hui : l'insertion des jeunes dans les sociétés en mutation peut se faire à partir des nouveaux « bosquets initiatiques » où des hommes et des femmes souvent formés dans les universités occidentales sont invités à repenser l'héritage reçu afin d'investir le meilleur d'eux-mêmes, de leurs ressources intellectuelles et pédagogiques en vue de préparer l'émergence d'acteurs du «développement». Pour l'enseignant qui prend sa mission au sérieux, cet engagement est un critère pour marquer son passage sur les campus et vivre dans la mémoire des générations.
Dans cette perspective, nous devons nous affranchir des paradigmes et des rhétoriques à la mode. En effet, nous ne pouvons prétendre lutter avec efficacité contre la pauvreté rampante dans les pays africains sans réhabiliter la notion de service public qui doit éliminer toute idée réductrice ou sélective de l'accès à l'université. À cet égard, au-delà des mesures d'ajus¬tement qui entretiennent la misère intellectuelle et l'enlisement, il convient de redécouvrir l'enjeu que constitue la participation de l'Afrique contemporaine à l'aventure humaine de la raison au moment où,  précisément,  le  nouveau  monde  en  gestation s'oriente vers l'économie du savoir. Comme le remarque Ignacio Ramonet, «la nouvelle richesse des nations repose sur la matière grise, le savoir, la recherche, la capacité à innover et non plus sur la production de matières premières » (Ramonet, 1999). En d'autres termes, l'éducation est l'investissement de demain. Et parce que dans ce monde des nouveaux savoirs, tout se tire par le haut, c'est l'université qui devient la clef de tout. C'est là que se crée le savoir où, aussitôt né, il se transmet à une jeunesse qui va l'utiliser, mais aussi le multiplier. C'est là que se forment les chercheurs et les futurs inventeurs. Bref, l'avenir se joue à l'université et dans les laboratoires. Dès lors, toute société est appelée aujourd'hui à faire ses bilans autour de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cette mutation oblige à refaire l'université comme lieu d'émergence d'un potentiel de connaissances dont la gestion est un atout stratégique pour l'avenir de l'Afrique noire. Je situe à ce niveau l'enjeu des réflexions sur les « ripostes » à la crise actuelle de l'université africaine.
De toute évidence, cette crise a des racines profondes qui, au-delà des problèmes d'économie domestique liés à la montée des effectifs et des coûts réels qu'elle entraîne, imposent une approche globale et systémique des relations entre l'université et ce qu'il est convenu d'appeler le « développement ». Il nous faut ici apprendre à voir loin et en profondeur en recentrant l'exa¬men de la situation et la recherche sur les fondements, les finalités et les modalités de gestion de l'enseignement supérieur dans les sociétés africaines qui cherchent à s'inscrire dans les dynamiques de notre temps. À partir des défis auxquels sont confrontés les individus et les groupes précarisés vivant en bordure du monde, des questions élémentaires ne peuvent être esquivées trop longtemps par une institution qui a la prétention de participer réellement à l'amélioration des conditions de vie des millions d'hommes et de femmes. Quel service, à la vérité, l'Afrique peut-elle attendre d'une université où l'enseignement est donné en français ou en anglais et dont le contenu et les méthodes sont issus, pour l'essentiel, de l'univers culturel occidental? Par ailleurs, si l'enseignement n'est pas seulement l'école mais la vie, peut-on négliger l'enracinement de l'étudiant africain dans son milieu d'appartenance marqué par les langages et les rationalités qui agissent en profondeur dans l'imaginaire social et influencent les pratiques de la vie quotidienne ? À la limite, faut-il laisser les jeunes grandir dans l'ignorance ou le mépris des «savoirs endogènes» (Hountondji, 1994) que réin¬ventent aujourd'hui les acteurs des «économies réelles» des pays pauvres au moment même où les miettes de connaissances distribuées à quelques diplômés sont inaptes à susciter et à soutenir des initiatives créatrices dans un monde dur et féroce?
Dans les villes de la misère où le chômage des scolarisés risque de faire perdre aux savoirs académiques toute crédibilité (Éla, 1971, 1998b), assumer ces questions dans les débats de société en vue d'inventer des alternatives porteuses d'avenir, c'est redé¬couvrir la nécessité de l'ancrage des structures, des stratégies et des dynamiques d'apprentissage dans le contexte africain. Cette option fondamentale permet d'échapper à la dérive et à l'échec programmé du projet de modernisation que les universités de type occidental ont voulu mettre en place à partir d'un processus d'extraversion de l'enseignement et de la recherche. En prenant en compte le poids de l'héritage colonial, les auteurs de cet ouvrage rappellent que les crises successives qui marquent l'institution universitaire en Afrique sont inhérentes à sa créa¬tion. Malgré les tentatives de réforme à Dakar et les hoquets du changement à Yaoundé, la réappropriation critique et respon¬sable de l'université demeure un défi qui met à l'épreuve les capacités d'innovation et de créativité des sociétés africaines. Dans ce sens, je dois souligner la pertinence des perspectives ouvertes par cette étude rigoureuse.
Jean-Marc Éla
Source : Félix-Marie Effa’a, Thérèse Des Lierres, L’Afrique noire face à sa laborieuse appropriation de l’université. Le cas du Sénégal et du Cameroun, Paris/Québec, L’Harmattan/Les Presses de l’Université Laval, 2002, pp 7-12. Le surtitre est de la rédaction