Au coeur d'une oeuvre: Maurice Kamto, un intellectuel authentique
A travers ses trois ouvrages, il entend jouer le rôle d’éclaireur et d’éveilleur de conscience. Intellectuellement, Maurice Kamto est resté égal à lui-même.
Maurice Kamto est l’un des penseurs camerounais, pour ne pas dire africains le plus en vue de sa génération, il aime bien se distinguer des intellectuels organiques ou lécheurs de bottes du « prince » qui ont abdiqués à leur fonction faisant le choix de la survie pour quelques billets tirés de la corruption et des détournements que leur offre la frénésie qui les pousse à la quête de nominations et à des postes de domination, fuyant leurs responsabilités premières et livrant le peuple à une opération de stérilisation de l’esprit. Son refus de rendre les armes avant d’être battu, son souci constant de penser les problèmes cruciaux de nos sociétés africaines postcoloniales en quête d’elles-mêmes et son combat contre toutes formes de domination lui ont attiré l’admiration ou la haine, c’est selon, de certains de ces compatriotes qui le considèrent comme un intellectuel frondeur, impertinent, dissident. Professeur agrégé de droit et de sciences politiques, il est ministre délégué, auprès du ministre de la Justice. Démissionnaire en novembre 2011, il est l’un des pères fondateurs du MRC (Mouvement pour la Renaissance du Cameroun) dont l’un des objectifs est de réanimer le débat politique dans ce pays où l’opposition est généralement fragmentée et manipulée. Il fait figure d’homme politique opposé au régime Biya, au pouvoir depuis 1982.
Le travail qui est le nôtre, consiste à présenter la trajectoire intellectuelle de cet homme, Maurice Kamto notamment à partir de ses trois ouvrages majeurs qui ont retenu notre attention. à savoir
– Pouvoir et droit en Afrique Noire. Essai sur les fondements du constitutionnalisme dans les Etats d’Afrique noire francophone, Paris, LGDJ, 1987, 545p.
– L’urgence de la pensée. Réflexions sur une précondition du développement en Afrique, Yaoundé, Mandara, 1993, 209 p.
– Déchéance de la politique. Décrépitude morale et exigence éthique dans le gouvernement des hommes en Afrique, Yaoundé, Mandara, 1999, 260 p.
La question à laquelle ces ouvrages tentent d’apporter une solution efficace étant : comment libérer l’Afrique de la domination totalitaire et œuvrer pour son développement véritable ?
En 1983, Maurice Kamto, à 29 ans, soutient sa thèse de Doctorat d’Etat à l’Université de Nice à la Faculté de Droit, Pouvoir et droit en Afrique. Essai sur les fondements du constitutionnalisme dans les Etats d’Afrique Noire, couronnée par la Faculté (Prix de thèse) et par la ville de Nice. Cette thèse sera l’objet d’une publication en 1987 à LGDJ. Il se révèle au public comme un jeune brillant, exceptionnellement doué promu à une féconde carrière universitaire. Dans l’avant-propos, Gérard Conac affirme qu’il « allie témérité et ténacité » Témérité dans la mesure où il a le courage de s’attaquer aux problèmes les plus délicats de la technique, de la philosophie, de la sociologie du droit, car il a su parfaitement assimiler et exploiter une masse impressionnante d’ouvrages et d’articles, pour offrir une remarquable synthèse pluridisciplinaire. Ténacité parce qu’il il a pu rédiger un volumineux ouvrage (545 p.) servi par « la grande honnêteté intellectuelle », selon Paul Isoart, qui confirme ses qualités révélées de travailleur acharné, chercheur très cultivé profondément attaché à ses convictions. En effet, il va en guerre contre toutes formes d’autoritarisme dont le danger à long terme est le monolithisme politique ou les monocraties tentaculaires qui atomisent les individus en les réduisant à des machins, pantins. Le jeune Kamto se donne ainsi des objectifs nobles et humanistes auxquels il va s’engager au péril de sa vie à les respecter. Son goût pour la liberté et la libération de ses concitoyens va le conduire à dénoncer les dérives totalitaires observées à l’époque dans la plupart des Etats Africains. Il s‘attaque tout d’abord à la domination politique. Pour lui, celle-ci réside en plusieurs lieux. Le premier est lié à la violence coloniale marquée par la désacralisation et la destructuration des cultures indigènes dont les ambitions étaient l’assimilation, l’exploitation et la domination. Cette entreprise fut négative et Kamto se situe dans la lignée des Césaire, Fanon, Sartre pour la condamner radicalement. Elle a ainsi affaibli et rendu fragile les constitutions coutumières qui ont été progressivement desubstantialisées après les indépendances. En Afrique, affirme-t-il « les indépendances ont permis la nationalisation des pouvoirs coloniaux par les élites locales, et leur constitutionnalisation apparente, mais loin de les stopper, elles ont plutôt accéléré les processus de déstabilisation des sociétés traditionnelles, amorcés par la décolonisation. En voulant imposer des changements rapides, les nouveaux gouvernants africains, n’ont fait qu’accentuer le désarroi des gouvernés ». Il n’hésite pas à qualifier nos Etats d’ « avortons, frileux, en permanence sur le qui-vive ». La violence postcoloniale lui paraît plus ravageuse que la précédente car elle introduit de nouvelles formes de dominations dont les effets s’étalent en gravité sur les plans politiques, économiques et humains. Leur prouesse prodigieuse soutiendra-t-il est d’avoir suscité la nostalgie de la période coloniale, « le crime paie encore en politique » dans nos Etats, celle-ci marche à la terreur, à la répression. Nous sommes au cœur des « Républiques cannibales ».
L’obsession possessionnelle de la classe dirigeante ouverte à la démesure et la mégalomanie du pouvoir a ruiné les bases de l’Etat moderne. Ceux-ci, sous le prétexte de l’unité nationale se sont transformés en monstres Léviathan. On parle alors de nuit coloniale ou de nuit des indépendances. Le multipartisme existant a été substitué au monopartisme dominé par le culte du chef, le fascisme ordinaire qui combine tribalismes et ethnismes favorisant les replis identitaires. Dans ces régimes unanimitaires, la peur et la mal gouvernance sont devenues des modèles de gestion. Cette attitude a eu un impact négatif sur l’éclosion de la pensée. Celle-ci se retrouvant embrigadée au point de s’amenuiser complètement. Dans un tel contexte, dominé par la « collusion des tribuns et de la pègre » la politique a cessé d’être l’art de gouverner et d’arbitrer pour devenir une tare ; un art de mépriser et de détruire. Car « les chefs ne dirigent plus, ils surfent sur les ruines de nos rêves brisés. […] en fait, ils gouvernent par le chaos. Personne ne contrôle personne, nul n’a de compte à rendre à qui que ce soit ». Il se trouve que « nos monocraties tentaculaires actuelles ne sont ni patriotiques, ni inspirées. Leur seul génie, c’est d’avoir su faire place nette de tout ce qui peut leur donner mauvaise conscience; d’avoir su, à dessein ou non, créer l’indifférence politique chez leurs concitoyens en les contraignant au découragement, à la résignation, à la désespérance devant l’insuccès de toutes les formes de luttes entreprises et tant de sacrifices consentis en vain ». Nous sommes en pleine Déchéance de la politique, la politique est tombée en dégénérescence parce qu‘elle « est atteinte d‘une maladie de langueur: elle n‘en finit pas de finir »
Cette situation catastrophique illustrée par l’inversion et la désacralisation des valeurs nous installe dans un désert intellectuel et éthique. Il appelle à la responsabilité des intellectuels et autres leaders d’opinion dont il constate la défaillance. Penseur de la lignée de Sartre et Chomsky, il s’attaque à l’aveuglement, l’idolâtrie à laquelle les intellectuels se livrent. Il n’y a point de volonté chez ceux-ci de « dire la vérité », de dévoiler en faisant tomber tous les masques mystificateurs de la réalité sociale, ils s’érigent en « des mercenaires prêts à se vendre; ils sont responsables de la désertification galopante de la pensée chez nous ». Ils abritent leur silence sous des faux prétextes pour valoir courtisanisme et l’impunité car ils sont des « guides éclaires » des chefs d’Etats. Cette complicité coupable les rend co-responsables de nombreux crimes commis, notamment celui lié à l’embastillement de la pensée. « Je vois en effet, affirme-t-il dans L’urgence de la pensée, dans l’embastillement de la pensée, la raison première de l’enlisement de nos sociétés dans l’ornière du non développement… ». Il est clair, poursuit-il, que les lettrés par leur attitude « emboitent le pas aux politiques et se posent en complices d’une politique de stérilisation des esprits : Il faut survivre et faire les siens, dans des systèmes ou l’on ne peut passer à table qu’à condition de savoir tenir sa langue. Démission ou cynisme, le silence règne, à la faveur d’une conspiration générale. Les générations précédentes se déchargent honteusement sur les suivantes et ainsi de suite… philosophie du ventre et a-plat-ventrisme philosophique ».
Pour Kamto, l’intellectuel des pays sous-développés « est celui-là qui ose penser haut sans croire à son infaillibilité; qui a le courage de faire la mue quand se déclare l’erreur, et qui sait par-dessus tout que penser ne va sans risque ». C’est le pourvoyeur d’idées et de valeurs de sa société, c’est celui qui rame à contre-courant, qui vainc la peur, cette incroyable torpeur qui fait barrage à la démocratie. Il sait qu’il ne doit rien ajourner, ni différer. Ainsi toute résignation ou tout fatalisme dans une telle situation lui sont proscrits. Il est urgent de penser afin de sortir de l’unanimisme uniformisant et du monolithisme, causes essentielles de la déliquescence de nos cultures, de sa ruine et de son enlisement, « penser, c’est agir plus exactement c’est inaugurer l’action » « c’est l’arme qui libère l’individu aussi bien que le peuple… ». Il y a urgence de penser en Afrique, urgence de comprendre que la pensée est pouvoir, moteur de la dialectique sociale ainsi que le levier et le levain de la démocratie. Il est donc nécessaire de donner le cap, de civiliser et de repenser la politique en Afrique comme une exigence éthique fondamentale de redéfinition et de refondation du sens commun. Cette entreprise laborieuse mais salutaire passe le besoin d’inventer un mode original du vivre-ensemble fondé sur l’édification d’un pacte républicain et d’un pacte culturel qui débouche sur la citoyenneté multiculturelle. C’est la «théorie du gouvernement transactionnel» qui invite à l’écoute, au dia-logue et à la décision.
En clair, la pensée politique de Maurice Kamto apparaît comme l’une des pensées dominantes de la fin du XX éme siècle et de ce siècle, son immense œuvre nous aide à comprendre notre Afrique mais aussi d’agir pour sa libération et son développement véritable. Le temps a fait son œuvre, et nul, aujourd’hui, ne peut plus contester la pertinence, la profondeur, l’originalité et la lucidité de son travail. Elle occupe une place à part dans la pensée politique africaine et mondiale.
Kakmeni Yametchoua
Note: Les citations sont tirées des ouvrages indiqués dans le texte. Le lecteur s’y reportera pour les localiser. Faute d’espace nous n’avons pu les indiquer.