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Crise anglophone et échecs des mouvements sociaux protestataires: A qui la faute? - Mathias Eric Owona Nguini: Construire des mouvements sociaux d'envergure nécessite une expertise

Crise anglophone et échecs des mouvements sociaux protestataires: A qui la faute? - Mathias Eric Owona Nguini: Construire des mouvements sociaux d'envergure nécessite une expertise

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Index de l'article
Crise anglophone et échecs des mouvements sociaux protestataires: A qui la faute?
La République en haillons !
Crise anglophone ou 31 ans d'échec de la politique d'intégration nationale
Des erreurs stratégiques qui plombent la Lutte pour le changement!
Les voies de sortie démocratiques
Du pareil au même
Joshua Osih: Une entourloupe périphérique inefficace
La faute à certains médias
Mathias Eric Owona Nguini: Construire des mouvements sociaux d'envergure nécessite une expertise
Crise anglophone et stratégie de diabolisation
Toutes les pages

Mathias Eric Owona Nguini: Construire des mouvements sociaux d'envergure nécessite une expertise
Germinal : Les débats sur le fédéralisme et la sécession doivent-ils être tabous dans le contexte actuel au Cameroun ?
Mathias Eric Owona Nguini : Cela dépend de l’optique que l’on développe. Si l’on se situe dans la tradition politique gouvernante, le débat sur le fédéralisme n’est pas le bienvenu et celui sur la sécession est plus que tabou. Si l’on se situe dans une autre perspective, le débat sur le fédéralisme peut être admis, mais le débat sur la sécession reste largement discutable. Toujours est-il que ce débat rappelle la fragilité des cadres institutionnels de l’intégration politique et étatique au Cameroun.

Comprenez-vous l’attitude du Conseil national de la communication qui a interdit tout débat sur ces questions dans un Etat qui prétend être démocratique ?
L’attitude du Conseil national de la communication est largement frileuse, mais elle se définit ici aussi en fonction de la situation qui est celle de la crise. Dans un système gouvernant ayant toujours fait montre d’un certain dirigisme, il est évident que le débat sur le fédéralisme ne pouvait qu’inquiéter, dans la mesure où les acteurs qui ont incarné la contestation face l’ordre gouvernant dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ont abondamment évoqué la figure politique du fédéralisme, surtout du fédéralisme à deux Etats, c’est-à-dire un fédéralisme francophone/anglophone qui serait organisé à travers deux Etats censés représenter ces deux communautés d’héritage colonial.

D’après vous, le fédéralisme à deux Etats est-il pertinent aujourd’hui au Cameroun ?
Non ! Dans le contexte actuel le fédéralisme à deux Etats au Cameroun n’est pas pertinent. Parce qu’il a le défaut majeur de créer un face à face entre francophones et anglophones. Dans les conditions où au sein de la communauté anglophone, il s’est constitué de nombreux réseaux qui travaillent concrètement à construire une nation anglophone posée en antagoniste de la République du Cameroun que ces activistes réduisent à être un Etat francophone. Dans ces conditions, même la voie vers le fédéralisme ne pourra pas empêcher l’éclatement.

Autrement dit, d’après-vous, les revendications corporatistes proclamées au début des événements de Bamenda et de Buéa n’étaient qu’un prétexte masquant les intentions réelles de leurs auteurs ?
Quand vous avez à l’occasion d’une crise qu’on présente comme étant sectorielle des préalables qui sont d’ordre institutionnel et général, il est clair donc que ce ne sont pas les contenus des négociations sectorielles sur le sous système éducatif anglophone ou sur les conditions d’application du common law qui sont les plus importants. Ce qui est le plus important est le préalable du retour à l’Etat fédéral. Ce qui signifie, en clair, que le retour à l’Etat fédéral était le véritable objectif poursuivi par les acteurs qui se sont mobilisés. Dès lors que ces acteurs posent ces préalables et recours à une technologie ou technique de mobilisation collective comme la désobéissance civile, ils créent les conditions d’une crise qui se veut manifestement être une crise multisectorielle, c’est-à-dire une crise qui déborde les espaces limités que sont ceux de l’enseignement ou ceux des praticiens du droit tels que les avocats ou les magistrats. Ils envisagent de fabriquer une dynamique de mobilisation générale. Cette opération ville morte fonctionne, toute chose étant égale par ailleurs, dans une logique qui est relativement proche de ce qui s’est passé en 1991 où à travers la plateforme de la coordination, de nombreux groupes de l’opposition et de la contestation essaient d’utiliser la technologie des villes mortes pour obtenir un changement institutionnel. Il s’agit bel et bien d’une dynamique qui vise à installer une insurrection.

Ces acteurs arguent pourtant que la résolution des problèmes sectoriels posés n’est possible que dans une perspective globale, c’est-à-dire politique. Qu’en dites-vous ?
Précisément, les acteurs de ce mouvement ne le font pas pour rien à partir du moment où ils posent cela comme préalable, cela veut dire qu’ils sont dans une démarche qui vise à construire une crise générale. Une crise politique, qui s’impose à l’ensemble des rapports sociaux et politiques d’une société, est une crise qui vise à trouver des solutions institutionnelles qui ne correspond pas aux institutions existantes. C’est une crise qui vise à provoquer une dynamique de transition politique et institutionnelle.

Pour répondre aux préoccupations de ces acteurs, le président de la République a pris un décret portant porte création, organisation et fonctionnement de la Commission Nationale pour la Promotion du Bilinguisme et du Muiticulturalisme, en abrégé « CNPBM ». Cet acte du chef de l’Etat est-il une solution à la crise actuelle ?
Il est évident que la mobilisation de l’anglophonie identitaire, qui a commencé entre octobre et novembre 2016, va bien au-delà des questions sectorielles. Elle se veut générale. Elle pose fondamentalement le problème – pour ceux qui la conduisent et ceux qui la soutiennent – du retour à l’Etat fédéral. C’est dont la forme prévalente de l’Etat qui est mise en question. Or, cette forme est institutionnellement protégée par l’article 64 de la constitution de 18 janvier 1996. Dans ces conditions, cette mise en question ne peut créer qu’une confrontation à partir du moment où ceux qui contrôlent les commandes de l’Etat ne veulent pas changer sa forme. En face, ceux qui conduisent cette mobilisation posent comme préalable à toutes négociations le changement de la forme de l’Etat.

Reposons la question autrement, cette commission apporte-t-elle une solution aux revendications ?
La Commission ne peut évidemment pas apporter des solutions à l’ensemble des demandes posées par les acteurs de ce mouvement. La principale revendication étant institutionnelle, la Commission entend répondre à une des préoccupations exprimées par le système d’action contestataire qui était la marginalisation de la langue anglaise notamment, et le souci que le bilinguisme officiel qui est l’un des éléments de la biculturalité de la République du Cameroun soit mieux promu et mieux respecté. Maintenant, l’ordre gouvernant a pris en compte cette préoccupation au mieux de ses intérêts en l’associant à la question de la multiculturalité de manière à tempérer les demandes identitaires du mouvement de l’anglophonie et en indiquant que cette Commission ne se contentera pas de promouvoir le bilinguisme, elle promouvra le multiculturalisme, lequel s’entend bien au-delà de la simple prise en considération des identités francophones et anglophones. Elle touchera d’autres identités historiques, notamment des identités ethno-régionales confessionnelles.

Quel crédit accordé à cette commission, si on s’en tient à ce qui avait déjà été fait au début des années 1990, après des revendications presque identiques et qui avaient abouti à la création d’un programme de formation bilingue par décret du président de la République ; et ce étant donné qu’à ce jour, il n’y a pas encore une évaluation des centres pilotes créés après la signature de ce décret ?
De toutes les manières, il est clair que même dans la perspective de l’ordre gouvernant, la Commission pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme n’est pas appelée à être à la hauteur d’une solution institutionnelle, c’est-à-dire d’une solution portant sur l’ensemble du système politique et institutionnel de la République du Cameroun. C’est une solution politico-administrative qui consiste à créer une Commission indépendante, mieux un organisme public indépendant comme on l’appelle en droit public camerounais chargé de s’occuper de cette question. Maintenant, la limite est dans la manière dont on a utilisé les Commissions dans le système politico-administratif camerounais. Ce qui n’est pas un élément pour donner toute la confiance nécessaire sur ce qu’elle pourra faire.

Qu’aurait-il fallu faire si vous étiez à la place du président de la République ?
Je ne suis pas son conseiller. Mais, je crois que face à la difficulté des acteurs en présence de s’entendre sur le modèle institutionnel, peut-être que cette crise pouvait donner l’occasion au président Biya et à son système gouvernant d’activer de manière sérieuse le processus de la régionalisation en complétant l’arsenal normatif qui est mis en place depuis 2004, et en envisageant la tenue, dans un délais court, d’élections régionales de manière à indiquer que dans sa propre perspective qui est celle de conserver l’Etat unitaire décentralisé, il exprime une volonté de répondre à certaines des préoccupations du mouvement social anglophone. Je pense que cette solution typiquement politique, sans nécessairement répondre à l’ensemble des attentes des acteurs du mouvement social de l’anglophonie identitaire, pouvait au moins exprimer le souci de l’ordre gouvernant d’interpréter, à sa manière, les demandes et les pressions faites à l’occasion de cette mobilisation.

N’y a-t-il pas un autre modèle institutionnel, en dehors de la décentralisation et du fédéralisme, que l’on peut proposer aux Camerounais ?
Il n’y a peut-être pas des modèles absolument différents, mais il y a des modèles qui sont éventuellement praticables, à condition de rechercher le consensus nécessaire entre les acteurs pour que la mise en œuvre en œuvre de ces modèles-là puissent être pertinente. Au vu de la structure diverse et multiculturelle du Cameroun, il est évident qu’un consensus pourrait se construire, même si cela se faisait dans un délai relativement long, autour d’un système semi-fédéral ou fédéral dans lequel on partirait par exemple d’une politique appliquée, avancée et approfondie de la décentralisation pour créer, à partir des 10 régions actuelles, le socle de ce qui pourrait devenir plus tard un Etat avec des régions autonomes, c’est-à-dire des sortes de collectivités politiques ayant à peu près le statut d’Etats semi-fédérés et donc évoluer de cette manière vers un fédéralisme qui aurait l’avantage de ne plus exposer le Cameroun à un face à face anglophone/francophone qui a le défaut de créer deux projets nationaux en les logeant dans le même Etat, mais qui demanderait également une certaine habileté institutionnelle pour que ce fédéralisme basée sur les régions arrive à domestiquer les revendications ethnicistes qui pourraient naitre de sa mise en place ou de sa mise en œuvre.

La crise actuelle n’est-elle pas révélatrice d’une crise de gouvernance et d’une absence de volonté politique pour juguler les questions soulevées ?
Dans une certaine mesure on peut considérer que cette crise a trait à une crise de gouvernance. Elle peut également exprimée une absence de volonté politique, du moins un désaccord sur le modèle institutionnel entre les acteurs au pouvoir et ceux qui étaient ou sont présents dans le mouvement social anglophone ou d’autres acteurs de l’opposition et de la société civile, mais, au-delà, cette crise pose le problème des conditions de l’intégration politique du Cameroun. Ce qu’on appelle de manière expéditive le problème anglophone, comme tous les autres problèmes identitaires du Cameroun, est une composante du problème national camerounais, c’est-à-dire de la difficulté à construire un cadre d’intégration politique du Cameroun qui fasse un consensus large et qui soit un socle solide pour la construction de cette société étatique.

D’après vous, le moment du déclenchement de cette crise est-il fortuit ? Cette crise n’est-elle pas un prélude aux batailles pour la présidentielle de 2018 ?
Bien entendu, le moment du déclenchement de cette dynamique de crise n’est ni fortuit ni gratuit. Il est évident que certains acteurs, ou certains soutiens de ce mouvement social de l’anglophonie identitaire ont en vue la présidentielle de 2018. D’ailleurs, il se dit, même si cela est encore de l’ordre de la rumeur, que le président Biya aurait eu des informations selon lesquelles des acteurs de son propre parti sont impliqués dans cette dynamique de mobilisation. Il est clair, de toutes les manières, que cette mobilisation a intégré ce calendrier électoral et qu’en agissant comme ils le font, les acteurs de ce mouvement veulent peser sur l’évolution politique du Cameroun entre 2017 et 2018.

Depuis 1990, les observateurs se rendent compte que presque tous les mouvements sociaux protestataires ont échoué. Quelles explications donnez-vous à ces différents échecs ?
L’échec des mouvements sociaux protestataires est lié de manière générale à la configuration politique et institutionnelle marquée par une centralisation qui exprime l’emprise que l’ordre gouvernant exerce sur la société à travers les institutions étatiques dans un sens très souvent dirigiste et répressif, ensuite à la configuration culturelle et structurelle de la société camerounaise marquée par une forte diversité et divergence des différentes couches sociales, et des différents intérêts sociaux.
Dans ces conditions, mettre en place une dynamique de mobilisation ne se fait pas sur la base de la spontanéité et du spontanéisme. Cela exige une certaine capacité stratégique, organisationnelle, logistique et même idéologique pour créer des réseaux pouvant permettre à une mobilisation de se construire de manière forte, surtout quand on envisage cette mobilisation comme celle devant avoir lieu au niveau et l’ensemble du système politique et institutionnel.
Dans une société segmentée, comme la société camerounaise, une mobilisation transversale n’est pas très évidente. Cependant, il faudrait que les meneurs, les animateurs et les stratèges en soi conscients et disposent de toutes les expertises et expériences pour pouvoir construire des mouvements sociaux consistants et d’envergure.
Dans cette dynamique, il faudrait aussi prendre en compte un élément particulier : celui de la structure assez concurrentielle et fragmentée de la société civile, laquelle répond principalement à des calculs particularistes au lieu de construire précisément des réseaux de collaboration pouvant permettre de mettre en place des mobilisations transversales.

D’après vous et à l’observation du fonctionnement des organisations de la société civile camerounaise, peut-on dire qu’elles ont toutes les capacités que vous venez d’énumérer ?
Ces organisations ne les ont pas. Lorsqu’elles ont un certain niveau de pertinence et de performance dans l’action, elles ne l’envisagent que de manière sectorielle. Il existe très peu de passerelles et de plateformes qui permettent aux acteurs de la société civile d’envisager une action à l’échelle de l’ensemble de la société et surtout d’envisager une action coordonnée, fondée sur un certain nombre de principe et ayant fait l’objet d’un accord entre les acteurs et les leaders de la société civile.
Dans ces conditions, il peut effectivement exister une société civile, il peut exister un champ social même si celui-ci est fragmenté, il est beaucoup difficile de mettre en place un mouvement social transversal. Et le pouvoir sait en jouer, dans la mesure où il a, avec la durée, l’expérience des contradictions sociales qu’il s’emploie à tempérer, à réguler ou à réprimer. De plus, il est passé maitre dans l’art de diviser ces différents acteurs pour empêcher qu’ils puissent constituer une force coordonnée.

Dans cette perspective, peut-on conclure que la lutte pour le changement social et le changement politique est encore longue ?
On peut le dire. Au vu de la pratique sociale et politique des années 1990 jusqu’aux années 2010, il est clair que si les acteurs de la société civile ne se réajustent pas la lutte sera très longue.

Pour conclure, intéressons-nous à la catastrophe ferroviaire d’Eséka. Plus de 3 mois après, le rapport de la commission d’enquête mise en place par le président de la République reste attendu alors qu’il avait affirmé le 31 décembre 2016 qu’il tirera toutes les conséquences. Quelle est votre analyse de cette absence de rapport ?
La non publication du rapport de la catastrophe d’Eséka était prévisible compte tenu de la gravité de cet accident, compte tenu du fait que le système de protection civile du Cameroun n’était pas nécessairement préparé pour prendre en charge ce type d’accident, en fonction de la ville dans laquelle il s’est produit, compte tenu du niveau important d’inertie de ce système qui ne favorise pas la transparence lorsque des enquêtes sont menées. Il faudrait également prendre en compte le statut spécifique de Camrail, de ceux qui en sont les propriétaires et de leurs relations avec les principaux acteurs du système gouvernant camerounais, pour comprendre que pour le pouvoir c’est une affaire très délicate. Elle est très délicate car, en même temps, l’ordre gouvernant est conscient de la colère de nombreux réseaux de la société camerounaise en raison de nombreuses pertes en vie humaine.
Ce rapport ne sera donc jamais rendu public compte tenu des différents intérêts en présence ?
A plusieurs reprises, des commissions d’enquête ont rendu leur rapport au président de la République sans qu’ils ne soient par la suite rendus publics.
Propos recueillis par :
Jean-Bosco Talla