L'intellectuel comme Vigie
Régis Debray pense que est quiconque à un projet d’influence est un intellectuel. Son rôle est d’autant plus important dans un contexte autoritaire qu’il permet de libérer les esprits encavernés et leur font prendre conscience de leur statut de citoyen.
Le statut et le rôle de l’intellectuel ont été consacrés par Zola avec la publication de son célèbre J’accuse dans un contexte de faillite de la société et de l’Etat français. Plus qu’un détenteur de parchemins scolaires et universitaires, plus qu’un professionnel de métier dont l’intelligence est le principal moyen, l’intellectuel est le veilleur de l’Etat et l’éveilleur de la société. Le rôle de veilleur fait de l’intellectuel un vigile, qui scrute les faits et gestes des décideurs qui incarnent le pouvoir politique, afin de vérifier leurs conformités quant à la mission régalienne du service public et de l’intérêt général qui leur a été dévolue par la société. Cette tâche constitue l’intellectuel comme mauvaise conscience du pouvoir politique, i.e. celui-là qui dénonce les dérives de l’Etat et le rappelle aux gouvernants qu’ils sont là pour servir et non pour se servir et être servis. Comme éveilleur de conscience, l’intellectuel est le phare de la société. En effet, il est un éclaireur de conscience qui conscientise la société sur les problèmes et défis qui sont les siens, veille à ce qu’elle ne se fasse pas manipuler par la propagande d’un pouvoir voyou et criminel, ni qu’elle soit instrumentalisée comme faire-valoir ou bétail électoral.
Cette fonction de vigie et de rectorat donne à l’intellectuel un statut social de révolutionnaire et à tout le moins de contestataire, de critique. Statut d’autant plus important et prégnant dans un contexte autoritaire comme le nôtre. Est-ce à dire que l’intellectuel ne peut pas et ne doit pas intégrer les cercles de décision et du pouvoir ? Il n’est pas interdit à un intellectuel de s’engager en politique au sens partisan du terme. En effet, les mutations historiques précisément sociopolitiques que le monde a connu au lendemain de la seconde guerre mondiale, ont conduit l’intellectuel à voir que les tâches de veille et d’éveil quoique nécessaires sont insuffisantes si l’on veut œuvrer au changement social, promouvoir la liberté et les droits de l’individu d’une part et le développement de la société d’autre part. De fait, c’est au sein du pouvoir que l’on peut espérer peser, en usant du lobbying par exemple, sur les décisions qui sont prises afin qu’elles soient en faveur de la majorité autant que de la minorité, i.e. au bénéfice de toute la société.
Cette nouvelle donne qui fait de l’intellectuel un décideur, le constitue comme intellectuel organique mais il n’en reste pas moins un intellectuel. Cependant ce nouvel statut le confronte au challenge de la trahison de sa mission, car si la critique était aisée, l’art de la politique est difficile et comme l’observait Julien Benda dans La Trahison des clercs, beaucoup d’intellectuels sombrent dans la faillite et la traîtrise.
Dans Le Spectateur engagé, Raymond Aaron indique à l’intellectuel organique le moyen d’échapper à la trahison : il doit être à la fois acteur et spectateur, i.e. qu’après l’action politique, il doit marquer un temps d’arrêt pour évaluer son action quant à sa régularité avec la mission du service public et de l’intérêt général. Si elle y satisfait, il peut la poursuivre dans le cas contraire, il devra se remettre en question et tirer les conséquences de son échec en envisageant sa démission et la possibilité de servir autrement la société et l’Etat.
Tissibe Djomond
Sortir de l'impasse. Défis et responsabilités de l'opposition patriotique - L'intellectuel comme Vigie
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