• Full Screen
  • Wide Screen
  • Narrow Screen
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size
Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun

Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun

Envoyer Imprimer PDF
Note des utilisateurs: / 0
MauvaisTrès bien 
Index de l'article
Controverse : tribalisme multiforme et l’État tribal au Cameroun
Le prétexte Beti
Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane
Toutes les pages

Le multi-tribalisme d’État au Cameroun : quelques pistes de réflexion aux lambertoniens
Dans l’espace public, le débat enfle. Les multiples sorties fort médiatisées l’ex-président du Manidem Anicet Ekanè (Mutations, n° 3642 du 7 mai 2014, La Météo hebdo, n° 593 du 12 mai 2014) et la « réponse » de Patrice Nganang (Mutations n° 3646 du 13 mai 2014) soulignent en effet que la question tribale est désormais inscrite dans les gênes réflexives et discursives des intellectuels et acteurs politiques camerounais. Mais aussitôt évoquée très vite emballée, tant cette question met toujours en lumière des positions les plus radicales et des plus carrées avec une sorte d’automatisme au fil de l’analyse, sans qu’on ne se satisfasse d’une argumentation lucide et sereine. Et pourtant l’État est questionné dans son modèle d’organisation et de distribution de ses rentes et de ses positions. Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’on parle de l’État tribal ou du tribalisme d’État. Aussi bien chez Anicet Ekanè que chez Patrice Nganang, il se dégage nettement que l’État du Cameroun depuis sa genèse (1956) que dans son format actuel, reste ontologiquement tribal, que les détenteurs de pouvoir suprême, d’Ahidjo à Biya, se sont alors échinés à construire laborieusement. Convenons même que cet État tribal ait existé, mais au juste quels sont ses principes, ses postulats et ses caractéristiques intrinsèques ? Dit autrement, l’État tribal tel que ficelé par les deux chefs d’État se ramène-t-il à une guerre des tribus, à une lutte de puissance tribale ou encore à une dynamique de positionnement des tribus autour de la dépouille de l’État ? Dans la critique de l’État au Cameroun, il y a une place forte de la puissance coloniale et de toute la littérature que celle-ci a mise en place pour construire et reconstruire les identités primaires qui existaient bel et bien avant qu’elle advienne en notre territoire. Il faut ici se rappeler la thèse bien huilée, mais aussi bien chargée de la verve idéologique du Colonel Jean Lamberton qui avait présenté le peuple Bamiléké comme un « caillou dans la chaussure » du Cameroun qui s’apprête à accéder à l’indépendance. Sûrement en raison de sa forte implication dans les luttes pour cette indépendance.
La construction coloniale des identités est un fait et ce procédé a reposé sur des postulats esquissés par le colon lui-même, mais qui ne rendent pas toujours compte ni de la trajectoire historique des pays en question encore moins de leur configuration socio-anthropologique. La thèse du Colonel Jean Lamberton continue de faire des émules et des disciples. Il y a bel et bien des « lambertoniens » dans le champ de la critique de l’histoire de l’État du Cameroun aujourd’hui. Anicet Ekanè et Patrice Nganang sont bien de ceux-là. Mais assumons même cet héritage en y auscultant de plus près pour y extraire et expurger les apories. Au Cameroun la lutte pour l’indépendance a ses héros dans presque toutes les composantes sociales, même si l’on note par ailleurs que certains terroirs ont constitué des principaux foyers d’une résistance implacable à la présence coloniale. C’est le cas des peuples Bassa et Bamiléké. Mais ils n’auront pas été seuls à incarner l’entière responsabilité de la liquidation de la tutelle coloniale sur la terre de nos ancêtres. La colonisation aura ainsi trouvé ses opposants et les résistants à sa violence et à sa puissance destructrice dans les différents segments autochtones qui peuplent le pays.
Bien entendu, le souligner de la sorte ne gomme pas les lignes de différenciation qui caractérisent les méthodes et les manières par lesquelles chaque peuple aura apporté sa pierre à l’édification du territoire Cameroun tel qu’il est à l’œuvre aujourd’hui. La construction de l’État dans ce pays aura finalement procédé d’une imagination coloniale, mais très vite retravaillée par les indigènes qui allaient suppléer à l’autorité coloniale dans la gestion des charges publiques, non sans se faire l’écho du modèle colonial de la manipulation des identités et des tribus qui composent la société camerounaise dans son ensemble. À scruter la dynamique d’émergence de l’Etat du Cameroun et ses fractions dirigeantes, il me paraît spécieux de postuler que la gouvernance postcoloniale aura été fondamentalement mono-tribale, et davantage qu’elle aura été singulièrement incarnée par le clan ou la tribu à laquelle appartient la personne qui préside aux destinées de la République. Une telle gouvernance dans la gestion des charges publiques et dans le management des pluralismes sociologiques n’aura été viable et n’aura pas, tant s’en faut, permis à ces régimes de survivre aux assauts des conflictualités d’ordre ethnique, tribal, religieux ou autre.
Une gouvernance mono-ethnique ou mono-tribale ne peut véritablement prendre corps dans une société politique marquée foncièrement du sceau de la pluralité anthropologique et dont l’héritage historique lui impose de se moduler sur la marque d’une gouvernance plutôt partagée, mais non effectivement proportionnelle. L’on peut de ce point de vue ré-interroger le paradigme de « l’assimilation réciproque de l’élite » de Jean-François Bayart. Le dosage dans la formation de la catégorie dirigeante a davantage reposé sur un clientélisme sociologique extensif sans parvenir toutefois à nourrir fortement la conscience nationale à l’intérieur de diverses communautés indigènes. S’agissant de la gouvernance postcoloniale, le clientélisme sociologique extensif procède d’un calcul propre à l’acteur qui le met en musique dans une perspective de maîtrise des zones d’incertitudes et du contrôle optimal des éléments perturbateurs. De ce point de vue, il serait fort utile de scruter la manière dont le président Ahmadou Ahidjo procédait à la formation de différentes équipes gouvernementales dès les années 1960 jusqu’à son départ en 1982. Contrairement à l’idée véhiculée par ici et par là, ce que le discours officiel a appelé « la politique d’équilibre régional » et que nos compatriotes- traduisent par « prétexte Béti » chez Anicet Ekanè et par « État tribal » chez Patrice Nganang- relève d’une procédure de gestion de pouvoir dans un contexte sociopolitique marqué dans sa configuration sociologique par le pluralisme culturel, linguistique, religieux voire géographique.
Si effectivement comme le relèvent ces deux « critiques » de l’État du Cameroun, la politique d’équilibre régional a plutôt favorisé l’émergence d’une gouvernance tribale où les clans auxquels appartiennent les deux présidents (Ahmadou Ahidjo et Paul Biya) auront été les principaux bénéficiaires, c’est qu’effectivement cette politique a été détournée, au fil des ans, de sa philosophie initiale, celle qui consista en effet à une association plutôt intégrée de différentes composantes à la gouvernance publique au Cameroun. Du temps d’Ahidjo notamment, une fois qu’il parvint à écraser dans l’œuf les velléités de rébellion et de contestation de son pouvoir principalement en zone Bassa et Bamiliké il dut s’allier, au prix d’une certaine compromission, certains des acteurs de l’histoire qui auront pourtant été les « upécistes » de première heure. Ceux-là n’ont craché sur les lambris du pouvoir postcolonial et ont par la suite tourné la veste, remis aux placards les valeurs incarnées par ce parti nationaliste, tout simplement. C’est le commencement d’un clientélisme extensif qui finira par parasiter le fonctionnement des institutions étatiques au Cameroun. Il est aujourd’hui repris par le président Paul Biya qui, à bien y regarder, utilise, minutieusement les « ressources de management » de son prédécesseur certes avec quelques infimes variantes.
Je suis d’accord avec Anicet Ekanè et Patrice Nganang lorsqu’ils mettent en phase, le caractère pernicieux de cette déviation et de ce détournement d’une formule de gouvernance qui- si elle était conduite dans une perspective républicaine- aura largement contribué à la construction d’une nation réconciliée avec elle-même et son histoire ; mais eux, ils tirent exagérément sur la « fibre tribale » au point d’en faire une variable « mono-causale » qui explique toutes les dérives actuelles du régime du « Renouveau-Biya », et que de ce fait le système fonctionne au quotidien à créer et à renforcer les ruptures entre les composantes sociologiques du pays. La dynamique de pouvoir est un savant dosage des couches dirigeantes qui se reproduisent non pas par mécanisme de tribalisation ni de régionalisation comme le souligne fiévreusement Anicet Ekanè, mais plutôt par astuce et ruse de distribution et de redistribution des positions de rente et de prébendes institutionnelles à l’intérieur d’elles-mêmes.
Les stratégies des groupes au pouvoir transcendent et sont loin d’épouser les frontières ethniques et tribales du pays profond. Ces groupes-là font appel à des régimes de rationalités et de comportements qui échappent plus souvent à l’entendement de leurs communautés d’origine. Cela signifie que dans toutes les régions et dans tous les terroirs culturels du Cameroun, le régime actuel a ses partisans, ses piliers et ses défenseurs indéfectibles. Ils se recrutent au Nord, au Sud, à l’Ouest, à l’Est, etc. Le « Renouveau national » a ses affidés et ses zélateurs chez les Bamiléké, chez les Bassa, chez les Bamoun, chez les Moundang, chez les Toupouri, chez les Sawa, chez les Banen, chez les Kanuri, chez les Mboum, chez les Foulbé, chez les Mandara, chez les Maka, chez les Gbaya, chez les Bakwéri, chez les Nso, chez les Kom, chez les Mafa, chez les Mada, chez les Eton, chez les Ntoumou, chez les Haoussa, chez les Mbororo, chez les Massa, chez les Musgom, chez les Mofou, chez les Fali, chez les Guidar, chez les Guiziga, chez les Kapsiki, etc. On les retrouve aussi chez les Anglophones et les Francophones, à l’intérieur de différentes confessions religieuses (chrétiennes, musulmanes et traditionnelles). L’espace institutionnel et administratif, à quelque niveau que ce soit, est peuplé des représentants de ces groupes ethnoculturels, ethnolinguistiques et ethno-religieux. À quoi peut renvoyer un pourvoir ethnique au Cameroun dans ce kaléidoscope ? Ni le pouvoir d’Ahmadou Ahidjo n’a été un pouvoir Peuhl ni le pouvoir de Paul Biya aujourd’hui n’est Béti, et il n’est nullement certain que le prochain président puisse parvenir à conférer une orientation mono-ethnique à son régime, au risque de précipiter sa propre destruction.
Historiquement et sociologiquement donc, un pouvoir mono-ethnique ne peut tenir au Cameroun, et même que, quelle qu’en soit la puissance (économique, démographique, politique et militaire), un tel régime doit s’ancrer dans l’humus sociologique national, au demeurant foncièrement hétérogène et plural. Du temps d’Ahidjo, notamment dans la partie septentrionale les analystes sérieux parlèrent de la « fraction islamo-peuhle », ce complexe sociologique qui combine le clan Peuhl et l’ensemble d’autres entités ethno-religieuses de cette partie du pays. Il eut été impossible, même dans le contexte dictatorial d’alors, d’assoir et de construire son pouvoir en s’adossant exclusivement à la fraction ethno-sociologique dont le président Ahmadou Ahidjo fut originaire, à savoir les Foulbé. À l’échelle nationale, il dut également s’entourer des représentants d’autres groupes ethnosociologiques afin de bâtir un régime politique à l’image des sociétés locales. Jean-François Bayart parle à cet effet de « l’État rhizome », sorte de constellation sociologique réinscrite dans l’armature étatique. Aujourd’hui, le président Paul Biya continue cette pratique de la politique de constellation sociologique et va plus loin. Lorsqu’au lendemain des élections sénatoriales en 2013, il remit les rênes de la présidence du Sénat à Niat Njifenji, un Bamiléké de l’Ouest Cameroun, il fallait bien être au pays pour observer toute la frilosité que cela a laissée dans l’opinion et les commentaires des plus croisés qui s’en sont suivis après.
Pour s’être intéressé aux débats sur cette actualité alors brûlante, j’ai pu constater que c’est au sein de la communauté Bamiléké que les masques se sont dévoilés avec en toile de fond la certitude que le Président Paul Biya a rompu le « contrat social » tacite selon lequel il n’y aura pas un jour un Bamiliké au Palais de l’Unité à Etoudi. Le président du Sénat reçut un accueil des plus populaires chez lui et fut ovationné par ses frères Bamiléké. Est-ce l’incarnation de l’État tribal ? Il faut observer minutieusement la dynamique de gouvernance à l’ère du Renouveau ces dernières années pour se rendre à l’évidence que le président Biya n’est plus prisonnier des formats et des schémas transmis par le colon et reproduits en l’état par son prédécesseur. Il fut un temps, dans l’opinion nationale, les Camerounais ont cru à un retour de pouvoir dans la partie septentrionale parce que les Ministères stratégiques tels l’Administration territoriale, la Justice, la Défense, la Communication et la société d’État comme la CRTV étaient entre les mains des représentants du Grand Nord. Surtout qu’à l’époque, la deuxième personnalité de la République, Cavaye Yeguié Djbril, président de l’Assemblée nationale et successeur constitutionnel du président de la République, était originaire de cette partie du pays. Même l’élite Bulu avait « paniqué », pensant que leur « frère Président » était alors en train de les trahir et de les jeter en pâture.
Dans le cadre de l’Opération Épervier, on a vu l’élite de la région du Centre se fondre dans un Mémorandum à l’adresse du Président de la République, dans lequel il soulignait que cette opération ne visait pas autre que chose que la liquidation de ses « dignes fils » et qu’au moment de la succession cette région serait tout simplement sevrée de ses « potentiels présidentiables ». La marche des chefs traditionnels du Sud-Ouest à l’encontre de l’arrestation de l’ancien premier ministre Chief Inoni Ephraim s’inscrit dans le même sillage et montre bien que le désir de pouvoir est bien installé dans toutes les entités ethnoculturelles du Cameroun, en raison de ce que toutes ont pris goût au dépècement de la dépouille de l’État. Au tribalisme d’État identifié par nos deux « critiques », le multi-tribalisme d’État est ce qui traduit la véracité de cette pratique dans l’espace de pouvoir au Cameroun. Qu’il s’agisse alors des actes de nominations, du fonctionnement de l’administration publique, des admissions dans les grandes Écoles et de toute autre pratique visant à « manger » l’État, les représentants des groupes ethno-sociologiques ont sculpté au fil des ans, et en raison de leur incubation dans les positions institutionnelles, des logiques visant à braconner les biens actifs de la puissance publique.
La massification de la corruption dans la société camerounaise en traduit l’exemple emblématique. La pratique de la corruption, bien que résultant d’une gouvernance politique permissive et dolosive, a fini par contaminer les groupes ethno-sociologiques par le biais d’une « bourgeoisie compradore » (Ziegler). Les ministères et autres lieux de pouvoir sont devenus des espaces où se noient au quotidien la conscience nationale et les principes devant réguler la vie en République. Ces ministères sont bien tenus par les représentants des groupes ethnoculturels qui ne sont confinés ni à une tribu, ni à une région, ni à une langue, ni à une religion. Si le tribalisme reste fortement marqué dans l’espace institutionnel camerounais aujourd’hui, il n’est pas historiquement et sociologiquement indiqué que ce soit l’œuvre d’un groupe ethnique singulier, sinon chaque groupe ethnoculturel serait porté à la pratique tribaliste, ce qui reste bien à démontrer. Et de là, l’on voit que le multi-tribalisme qui est à l’œuvre dans l’administration publique camerounaise relève d’une stratégie de criminalisation des biens publics allègrement testée et mise en acte par une élite composite et multiethnique. Le membership ethno-culturel des victimes de l’Opération Épervier le souligne amplement.
Comment sortir du multi-tribalisme d’État au Cameroun ? Il faut que le Cameroun advienne comme État-nation où des citoyens jouissent des mêmes droits et répondent des mêmes devoirs. Il faut une gouvernance républicaine foncièrement fondée sur la promotion de la volonté générale et de l’intérêt collectif. Et à cette aune, la dévolution de pouvoir ne sera ni de facture tribale, ni de facture ethno-régionale ni de facture factionnelle ni d’inspiration extérieure. L’intellectuel doit œuvrer à ce que cela ne soit pas qu’une chimère ni prétexte aux bavardages oiseux.
Alawadi Zelao, Ecrivain


Le prétexte Beti
La question ethnique est et demeurera, encore pour longtemps, un enjeu essentiel dans notre pays. Au cœur de cette question ethnique se trouve le problème de la nature du régime du Renouveau. La question : « le pouvoir au Kamerun est-il Béti ? » est très pertinente et les inflexions qu’elle suggère méritent donc amplement d’être examinées.
Quelles que soient les passions auxquelles donne lieu, légitimement, cette question, elle est suffisamment sérieuse pour se contenter de l’effleurer ou en faire un argument politique.
Dans notre développement, nous allons essayer de faire appel et confiance à l’intelligence des Kamerunais et à leurs convictions profondes, plutôt qu’à leurs émotions et à leurs instincts primaires.
« Le pouvoir est-il Béti ? » est une question très ambigüe, car, qu’est-ce que cela voudrait dire ?
- Que l’essentiel des rênes du pouvoir se trouve entre les mains de Kamerunais Béti ?
- Que le pouvoir au Kamerun est détenu par l’ethnie Béti, qui entretient ainsi un pouvoir hégémonique sur le reste des Kamerunais ?
- Qu’entre les clans au pouvoir, le rapport de forces est plutôt favorable au clan Béti ?
- Ou bien que ces trois affirmations sont vraies ?

I. La source du malaise
« C’est la raison qui fait l’homme, mais c’est le sentiment qui le conduit ».
L’idée selon laquelle le pouvoir est Béti, est largement partagée par bon nombre de nos compatriotes. La corruption et le népotisme aidant, le fait qu’une partie toujours plus grande de la richesse nationale est accaparée par des clans ou des ramifications autour du Président Biya, et qu’un sectarisme ambiant est entretenu par certaines élites (1) tribalistes Béti, ce fait a contribué à installer cet état d’esprit chez bon nombre de nos compatriotes non béti. Par la suite, les frustrations et les ressentiments des autres élites non béti ont alimenté le radicalisme anti-béti, béat et désuet dès 1990.
À cette période-là, nos compatriotes étaient déboussolés par la situation politique. Certains malins, prétendument leaders sociopolitiques, ont cherché l’adhésion des masses par l’exacerbation de nos différences ethniques. Toutes les thèses démagogiques et populistes prospéraient. Les années de braise ont malheureusement brouillé l’analyse politique au sujet de la nature réelle du pouvoir au Kamerun.
Malgré la réalité des faits, ces vieux, faux, et dangereux schémas persistent et sont souvent le prétexte pour susciter la haine ethnique. Il est temps, il est vraiment temps de les bousculer vigoureusement.
Ce n’est pas en installant le mensonge et la désinformation que la démocratie se renforce.

 

II. La partie visible de l’iceberg
Personne de sérieux ne peut nier que les postes stratégiques, administratifs, politiques et militaires sont majoritairement attribués aux ressortissants béti. Les remaniements ministériels et les nominations dans les grandes administrations le démontrent sans cesse. Cela est si bien inscrit dans la pratique du pouvoir actuel que la question « d’arracher du pied cette épine devenue poutre » ne se pose plus lorsque le Chef de l’État procède aux consultations en vue des nominations aux postes clés de la République. Ce qu’il faut rapidement ajouter, mais qu’omettent de préciser ceux qui consciemment ou inconsciemment (plutôt consciemment) font des statistiques ethniques, c’est que cette structuration du pouvoir est du type néocolonial, et se retrouve dans pratiquement tous les pays du précarré français.
En faire un argument de propagande politique est donc faire preuve soit d’ignorance, soit de malhonnêteté politique dangereuse, soit les deux.
Les régimes UC et UNC, sous Ahidjo, avaient comme une de leurs caractéristiques, le contrôle politico-militaro-administratif du pays par la caste Peuhle du Nord. Bien plus, sous Ahidjo, une bourgeoisie d’affaires et de commerce, issue de la caste peuhle, et rapidement créée de toutes pièces, constituait la base de ce pouvoir militaro politico administratif. Le régime du Renouveau n’a rien inventé. Certainement qu’on peut lui attribuer une certaine grossièreté dans la fabrication des soi-disant hommes d’affaires béti. Cette opération avait pour objectif de se constituer une base économique capable de concurrencer les bourgeoisies de l’Ouest et du Nord. Le résultat est minable.
Malgré tout cela, on peut le dire sans aucun risque d’être démenti, qu’en dehors des mastodontes étrangers, qui en contrôlent l’essentiel, le résidu du pouvoir économique est détenu par la bourgeoisie de l’Ouest et du Nord.
D’Ahidjo à Biya, le pouvoir est de même nature structurelle. Sauf, qu’à l’hégémonie du camp peuhl, a succédé celle du clan béti, au niveau du rapport de force inter clans.
Si une certaine opinion tente de faire croire que cette hégémonie du clan béti est plus évidente que celle de la caste peuhle sous Ahidjo, cela relève de la manipulation. Tous ceux qui ont vécu et observé le régime Ahidjo savent bien que la caste peuhle régnait sans partage, prenant souvent un malin plaisir à humilier tous ceux qui osaient contester cette hégémonie instaurée notamment par les colons français. C’est d’ailleurs ce sentiment de frustration qui a nourri les réactions disproportionnées, sauvages et injustifiables des revanchards contre le putsch manqué de 1984. N’oublions jamais que de 1958 à 1982 Ahidjo a dirigé un régime de dictature qui avait sérieusement limité la liberté de parole. Le débat était proscrit, car dangereux. Et forcément rares étaient ceux qui osaient dénoncer cet état de choses. Depuis 1990, la parole revenue a permis d’exercer une pression plus importante sur le régime du Renouveau au sujet de ses dérives tribalistes. L’avènement du pluralisme politique ne pouvait que mettre, plus sérieusement, en difficulté cette structuration du pouvoir.

III. La réalité des faits
En effet, cette vision manichéenne du pouvoir du clan béti ne résiste pas à la réalité des faits. Sous le régime du Renouveau, comme sous celui d’Ahidjo, le pouvoir est partagé entre les différents clans villageois et tribalistes.
Si le pouvoir militaro politico administratif est détenu essentiellement par le clan béti, cela n’entraîne pas une situation ethnique hégémonique. Comme cela se faisait sous l’UC et l’UNC, avec Ahidjo, des pans entiers de ce pouvoir sont aux mains d’autres clans ethniques. Les nominations dans les grandes administrations et autres sociétés publiques procèdent de cette alchimie ethnique des pouvoirs néocoloniaux. Il est en outre indéniable que l’avènement d’un contexte politique de démocratisation ne pouvait que décourager toute velléité hégémonique, ce qui n’était pas le cas avant le multipartisme.
D’ailleurs la répartition des postes de pouvoir tient compte d’une donnée nouvelle qui bouleverse sérieusement les schémas ethniques. Le développement écervelé des sectes, qui ont fleuri sur les incertitudes d’une société en quête de sens, en perdition, a multiplié les mécanismes occultes d’accession au pouvoir, la sélection dans la reproduction sociale, accompagnée par une école où le tamis est l’argent, la persistance d’inégalités cumulatives, tous ces éléments nouveaux ont davantage nourri un système ouvert et transethnique. Tout cela a considérablement freiné toute velléité d’hégémonie ethnique.
En réalité, Biya est enfermé dans la logique des équilibres régionaux ; cette logique est indispensable à son maintien au pouvoir. Il a atomisé le pays avec cette logique. Aucune logique de représentativité populaire ne déterminant son choix dans le partage des postes de pouvoir.

IV. Les raisons de cette nouvelle levée de boucliers
La fin du régime du Renouveau, va de plus en plus alimenter les batailles pour le leadership de la succession. Les différents membres de ces élites de la petite bourgeoisie se chargent consciemment ou inconsciemment de défendre les intérêts de leurs bourgeoisies respectives, des intérêts qui s’accordent avec les leurs, dans le sens qu’elles aspirent à prendre la place de leurs ainés. Ainsi voit-on d’éminentes personnalités universitaires par ailleurs très brillantes, défendre des thèses plus ou moins fumeuses, mais dangereuses pour la Nation, dans un charabia pseudo universitaire. Peu importe, pensent-elles, l’essentiel étant d’assurer la victoire de leur camp.
Il en est ainsi du débat sur le prochain Président du Kamerun. On entend, pêle-mêle, « un Béti ne doit pas succéder à Paul Biya », « un Nordiste au pouvoir et se sera le chaos », « pas de Président Bamiléké, car il y aura une hégémonie ethnique totale ». DU VRAI DÉLIRE.
En fait, cet article devait être intitulé : « Le prétexte ethnique »
Mais commençons par la fin. Dans un récent article, j’ai amplement parlé du syndrome Bamiléké dont parlent certaines élites. J’expliquais qu’en réalité, ce sont les clans bourgeois et petit-bourgeois des autres ethnies qui redoutent le clan bourgeois et petit-bourgeois de l’Ouest. En effet, la relative puissance économique de ce dernier clan donne des sueurs froides aux autres, et spécialement au clan Béti qui redoute la fin de son hégémonie, dès la fin du règne de Paul Biya.
La caporalisation et la manipulation des masses transforment leurs peurs, légitimes en tant que celles du clan, en un syndrome national bamiléké. L’objectif poursuivi étant de créer un front anti-bamiléké au sein du reste de la population kamerunaise.
La même recette est expérimentée pour stigmatiser l’éventuelle arrivée au pouvoir d’un Kamerunais originaire du Nord. Ici, c’est le syndrome du Putsch manqué de 1984 et ses conséquences qui sont agités par le clan Béti.
Il en est de même dans la tentative de créer un clan anti béti sous le prétexte que : «  maintenant c’est le tour des autres ».
Quels autres ? De qui parle-t-on ? Évidemment, des autres clans bourgeois et petits-bourgeois, actuellement assis sur la table du gargantuesque festin national, mais qui bataillent pour en assurer la direction dans l’avenir.
Honte donc à ceux-là mêmes qui tout en étant sur la table du festin, veulent entraîner nos compatriotes notamment de l’Ouest et du Nord dans l’hystérie anti béti.
Honte également à ceux qui, sentant le sol leur dérober sous leurs pieds, sentant leur hégémonie en danger, agitent l’épouvantail des « gens du Nord », ou « des bamiléké envahissants ».
Et les Kamerunais dans tout cela ?
Tous nos compatriotes qui, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest qui, soit croupissent dans la pauvreté et la misère, soit survivent difficilement à cause de la faillite politico économique de ce régime, ne doivent pas se sentir objectivement concernés par ces batailles au sommet ; même si subjectivement, les ressentiments et les instincts primaires les y entraînent de temps en temps. Cette stigmatisation entretenue par ces élites villageoises et tribalistes est à combattre avec énergie.
En effet, elles peuvent précipiter, si on n’y prend pas garde, le pays dans un chaos consécutif à des confrontations ethniques liées à la bataille pour le pouvoir.
Ce qu’il faut affirmer ici, c’est qu’il existe une tribu de synthèse, (synthèse : formation artificielle d’un corps composé), pour reprendre la belle formule de notre camarade Denis NKWEBO, qui est composée de toutes ces élites villageoises au pouvoir ou à la périphérie du pouvoir, qui ne voient notre pays que comme une juxtaposition, un agrégat de bantoustans, condamnés à s’épier, à se combattre, sans aucune volonté, sans aucun espoir d’intégration. Voilà le Kamerun tel que conçu par la tribu de synthèse.
Ce que les Kamerunais doivent rejeter systématiquement, c’est de se laisser entraîner dans cette bataille qui doit se cantonner à l’intérieur de la tribu de synthèse dont nous parlions plus haut. S’il y a chaos, ce sera et ce doit être exclusivement à l’intérieur de cette tribu de synthèse.
Pour notre pays, pour le Kamerun de nos ancêtres, les patriotes seront un solide rempart contre toute tentative de déstabilisation d’où qu’elle vienne.
Ce sont ces gens-là que les Kamerunais ne voudraient pas à la tête du Kamerun post Biya.
Ce sont les Titus EdzoA, Akame Mfoumou, Tsimi Evouna, Fame Ndongo, Mebe Ngo’o, et autres, Atangana Mebara, Joseph Owona. Ce sont ces béti là dont les Kamerunais ne veulent plus.
Ce sont les Kontchou Kouomegni, Niat Njifenji, Jean Nkuete, Siyam Siwe, et Cie.
Ce sont ces bamilékés-là dont les Kamerunais ne veulent plus.
Ce sont les Marafa Hamidou Yaya , Amadou Ali, Bello Bouba Maigari, Cavaye Yeguie Djibril , Hamadjoda Adjoudji , Yaou Aissatou, et Cie.
Ce sont ces « nordistes » dont les Kamerunais ne veulent plus.
Évidemment, les Kamerunais ne veulent non plus de tous les autres membres des élites villageoises, tribalistes et abrutissantes des autres ethnies : les Esso, Bapes Bapes, Atanga Nji et cie.
Mais, quel Kamerunais aurait refusé qu’un patriote comme Mongo Beti, Abel Eyinga, Abanda Kpama, Enoh Meyomesse, Mevoua, Ovoundi dirige le Kamerun post Biya.
Qui aurait à redire si Jean Bosco Nkwetche, Yimgaing Moyo, Hubert Kamgang, Ghonda Nouga, Denis Nkwebo, Dongmo Fils Valentin, devenaient les dirigeants du Kamerun post Renouveau ?
Dr Albert Douffissa, Sanda Oumarou, etc., sont des patriotes au service du Kamerun de demain. Ils dirigeraient ce pays sans aucun esprit sectaire ou tribaliste, sans esprit de revanche, encore moins de velléités hégémonique.
Je ne pourrais pas dire autant de toutes ces personnalités politiques, sociopolitiques ou religieuses qui derrière des discours mielleux, sont de patentés tribalistes, conscients ou inconscients. Les lauriers dressés aux victoires électorales dans les niches régionalistes, sont là pour mettre à nu le comportement tendancieux de tous ces politiciens du village. Je ne citerai pour le moment aucun nom, mais je suis sûr qu’ils se reconnaîtront.
La solution à nos problèmes, la solution pour notre pays est l’arrivée au pouvoir de patriotes véritables débarrassés des instincts de repli identitaire et de tout sectarisme régionaliste et résolument tournés vers le panafricanisme.

V. Le prétexte ethnique
La question du pouvoir béti est intimement liée aux enjeux du pouvoir au Kamerun aujourd’hui. Les difficultés d’alternance politique ont été le détonateur de cette fracture politique entre le peuple béti et le reste du pays.
L’examen objectif du terroir béti et les conditions d’existence de ce peuple suffisent à eux seuls pour affirmer que ce peuple sert de masse de manœuvre de groupe de pression, d’objet de chantage au pouvoir minoritaire. Le rapport de forces au Kamerun se fait encore en grande partie par les ethnies, l’exercice du pouvoir également. D’ailleurs, les différents clans au pouvoir ne se gênent point pour se servir de leurs ressortissants dans ces manœuvres.
Ce n’est donc point une spécificité ni du clan béti, ni du pouvoir actuel. Comment peut-on donc stigmatiser un peuple qui n’a commis d’autres crimes que de compter des fils incompétents et antipatriotes à la tête d’un pouvoir impopulaire ?
Un peuple en acculturation effrénée, de plus en plus misérable, sans perspectives culturelles et matérielles ; la scolarisation est en régression partout, même dans les contrées proches du palais du Chef de l’État à Mvomeka. Les infrastructures de communication sont largement insuffisantes ou sont totalement dégradées. Les béti sont ainsi partagés ou coincés entre la coercition et le désenchantement.
Comme tous les autres Kamerunais, ils subissent les méfaits d’un pouvoir au service essentiellement des intérêts étrangers et peu soucieux du bien-être des Kamerunais.
Les autres peuples du Kamerun ne sont pas en reste, embarqués malgré eux, dans cette dérive de stigmatisation ethnique injuste. Ils sont véritablement des otages de leurs élites qui s’en servent comme monnaie d’échange dans les positionnements économiques et politiques.
En réalité, c’est le discours des revanchards et opportunistes passés dans l’opposition politique et l’aliénation ethnique des kamerunais qui ont fait du prétexte beti, un pouvoir beti.
Et comme la lumière crée l’ombre, le prétexte béti permet d’occulter les questions fondamentales liées à la nature de classe du pouvoir au Kamerun. Ils sont nombreux, les faux opposants infiltrés dans les sectes tribalistes et réactionnaires, et dans les médias, dont la contribution principale au départ de Biya semble être l’exacerbation du chauvinisme tribal et l’amalgame consistant à rendre le peuple béti solidairement comptable des échecs du « Renouveau »
Un proverbe haoussa affirme : « qu’une parole de vérité pèse plus que le monde entier »
Il faut donc cultiver la Vérité.
On ne fait pas la politique avec des sentiments et des remords. Mais avec un projet. Ce projet est de construire une Nation Kamerunaise, une véritable Nation Kamerunaise tournée vers un avenir de puissance africaine.
« Le Kamerun est notre Patrie et l’Afrique notre Avenir », affirmons-nous au MANIDEM.
C’est notre devoir. Le devoir de tous les vrais patriotes kamerunais.
Anicet Ekane, homme politique
Alias Pierre Nguenkam *
*Mon nom de lutte en clandestinité upéciste
(1) Ce terme d’élite est très ambigu, car cela renvoie, dans le contexte d’aujourd’hui, à des gens soit aux diplômes ronflants, plus ou moins authentiques, soit à des individus riches, aux revenus plus ou moins mal acquis. Par contre, une élite doit tirer la masse vers le haut, l’excellence, vers la probité, vers des valeurs humanistes. On est loin du compte au Kamerun du Renouveau.


Par-delà L’État tribal. Ma réponse à Anicet Ekane
Anicet Ekane a écrit ces derniers temps trois textes essentiels sur le tribalisme : le premier, une interview sur la question Bamiléké, le deuxième, une réflexion sur le prétexte béti, et enfin une clarification sur son auto-identification en clandestinité comme Bamiléké. Il serait malheureux de ne pas soumettre ces réflexions et prises de position à la grille de la critique, tant parce qu’il y touche le cœur du problème camerounais, l’État tribal, que parce qu’il y marche sur un tabou de notre histoire et l’une des causes de nombreux échecs des forces progressistes depuis 1960 : le tribalisme de Gauche. Parce que c’est à son propre péril que la Gauche camerounaise oublie la question de l’État tribal, ou pire, pose des actes tribalistes ou perçus comme tels, il est salutaire de voir que le tribalisme fait de plus en plus débat au sein de la nébuleuse upéciste, moins pour y voir une manipulation occidentale, la longue main de la France donc, allant dans le sens du vieux réflexe du ‘diviser pour mieux régner’. Argument classique de l’um nyobisme, s’il y en a, qui cependant s’écrase aujourd’hui, en 2014 donc, devant la position centrale de la bamiphobie et de son pendant la bamiphilie, dans la dynamique interne du tribalisme au Cameroun qui comme on sait, s’organise sur les résidus de la Guerre civile de 1960-1970.
Mais originales sont aussi les points de vue d’Anicet Ekane, parce qu’ils ne tombent pas dans les habituels ‘talking points’ qui de manière interchangeable sont déversés sur quiconque pose la question du tribalisme en prenant comme élément de sa réflexion les Bamiléké, ou commet l’erreur d’être Bamiléké et de parler de tribalisme : accusation d’être le ‘tribaliste’, d’être ‘de mauvaise foi’, etc. Anicet Ekane n’est pas Bamiléké, mais bamiphile. Lors du deuil de Lapiro de Mbanga, il a d’ailleurs révélé une chose extraordinaire pour le Cameroun : il souhaiterait être enterré dans le caveau familial de la famille d’Ernest Ouandié ! Il n’y a pas engagement plus radical que celui qui lui fait confier son corps à une terre autre que celle de sa tribu, et ce, au nom de l’idéologie – au nom du Cameroun, qu’il écrit bien sûr avec K. Les acclamations sont justifiées devant telle position unique dans notre pays qui à chaque journal de treize heures, nous a habitués aux communiqués radio demandant ‘à la famille d’attendre le corps sur place’, au village donc, et ainsi a pas à pas transformé nos villages en lieu de funérailles, et donc de communion tribale de chacun avec ‘sa terre.’ pour un gauchisant comme moi, il y a beaucoup de choses touchantes dans cette position gauchisante du leader du MANIDEM, car elle est fondée dans une certaine idée de notre pays : dans une volonté de définir ce qu’on pourrait appeler la Nouvelle Gauche Camerounaise : jeune, décomplexée, sûre d’elle et de sa capacité à inventer le futur. Il n’est pas surprenant donc qu’elle cause des éjaculations précoces chez ceux qui de toute évidence accueilleraient Anicet Ekane à sa mort, et ici ce sont les Bamiléké. Ce d’autant plus que son engagement est fondé dans une sympathie claire pour le problème bamiléké, et dans une stigmatisation de la bamiphobie qu’il singularise comme étant limitée à une classe précise. ‘C’est’, dit-il, ‘la bourgeoisie bamiléké qui fait peur.’
Et pourtant, ses positions m’ont plutôt laissé sur ma faim – et je suis Bamiléké, faut-il encore le dire ? C’est d’abord, qu’Ekane Anicet a une vue plutôt vulgaire du marxisme, qu’il fonde dans un économisme de principe (‘ventre affamé n’a point d’oreilles’, ‘le nkap’, on dirait), et exprime de manière tout aussi vulgaire, d’après le modèle de la lutte de classes qui veut évidemment que le Bamiléké de New Bell n’ait rien à voir avec Niat Njifenji parce que leurs intérêts de classe sont divergents. Je dis vulgaire parce que si dans son analyse il pose clairement le problème Bamiléké, s’il s’identifie comme Bamiléké aux moments les plus sombres de l’histoire de ce pays, après 1971, il lui est bien difficile de se vivre comme problème. Et pour cause : il oublie trop évidemment des témoignages capitaux comme celui-ci, écrit pourtant par un de ses propres promotionnaires, Bamiléké : ‘Après les résultats du Bac, il était sûr de bénéficier de la bourse. C’était presque automatique à l’époque. Régulièrement il se rend à Yaoundé, en avion, pour suivre son dossier. À chaque fois, au ministère de l’Éducation, on lui fait savoir que la liste des boursiers n’est pas encore disponible. Un jour, après avoir pris des renseignements, il se rend directement à la Mission d’Aide et de Coopération, et demande à voir le responsable des bourses. Grande fut sa surprise lorsqu’on lui apprit que son dossier de bourse était fin prêt parce que le recteur du collège Libermann avait déjà donné des consignes en ce qui le concerne, mais que n’ayant pas obtenu de mention au Bac, il ne pouvait plus en bénéficier. C’est alors qu’il sortit son relevé de notes. Le responsable surpris entreprit des investigations. Le relevé envoyé par le ministère de l’Éducation ne correspondait pas à celui que le candidat avait reçu des mêmes services. Le Chef service des bourses à la Mission d’aide et de coopération saisit le ministre de l’Éducation. André Siaka prit l’avion début septembre pour rejoindre les autres élèves à sainte Geneviève.’
Problème d’une exclusion qui a lieu dans le silence d’un bureau du ministère de l’Éducation nationale ; problème d’une discrimination qui touche ici, durant les années 1960, le major de sa promotion, parce que basée sur le nom, cet identifiant de l’identité tribale chez nous, ce nom qui fixe plus que tout, le citoyen camerounais dans une région, dans une tribu, dans un village, dans un fief. Ce nom qui échappe aux ‘brassages des populations’ liés aux mariages interethniques, à la scolarisation et aux mouvements migratoires, tant dans la dynamique du tribalisme camerounais, on n’est pas Bamiléké parce qu’on est ‘de père et de mère Bamiléké’, mais d’abord et surtout parce qu’on porte un nom Bamiléké. Le nom est si tribalement fixant, qu’il oblitère la distinction de classe ! Ainsi donc André Siaka, le directeur des Brasseries du Cameroun, Bamiléké, partage la même expérience de la discrimination que le moto-taximan Bamiléké de Bependa. La même, parce qu’ici, elle est le fait, pas d’un établissement privé, pas d’une initiative individuelle comme l’injure, mais bien de l’État, par le geste obscur d’un fonctionnaire du ministère de l’Éducation nationale.
Ainsi également, Florence Tchaptchet, l’épouse de Jean-Martin Tchaptchet, ce leader de l’UPC vivant encore en exil en Suisse, est-elle bien proche d’un Bamiléké de New Bell aujourd’hui, même si elle y a plutôt vécu durant les années 1950, élève d’Ernest Ouandié qu’elle y était. Quant à Niat Njifenji, il n’est pas seulement proche d’elle parce que c’est sa cousine, même si upéciste, il l’est également, et du Bamiléké de Bépenda évidemment, du fait que la famille camerounaise d’aujourd’hui, si elle ne se définit plus par les distinctions de classe, se singularise par le fait qu’elle est fondamentalement éclatée, chacun de nous ayant des proches autant dans les sous-quartiers, au village que dans ‘la diaspora’, et tout parent rêvant évidemment de voir sa progéniture passer un concours administratif, ce chemin classique de la mobilité sociale. L’idée que la lutte des classes combinée au brassage des populations puisse être le moteur de la sortie de notre pays de l’État tribal est simplement erronée, et le plus rapidement la Gauche camerounaise se débarrasse de cette illusion le mieux ça vaudra pour notre pays, car alors elle pourra répondre à la question suivante : quels dirigeants voulons-nous après Biya ?
Anicet Ekane est très prudent sur cette question, si prudent en effet que lorsqu’il y pense, c’est surtout une république de cadavres qui lui vient en esprit : Mongo Beti, mort en 2001, Abel Eyinga et Abanda Kpama, morts tous les deux en 2014. À cette allure, évidemment, Ernest Ouandié sortirait de sa tombe pour devenir notre président, et je suis certain qu’en 2018, Anicet Ekane serait le premier à voter pour lui ! Pendant combien de temps nos leaders politiques vont-ils se donner le luxe de la fuite en avant ? Car chaque fois qu’un jeune est discriminé dans un bureau obscur de ministère, c’est un André Siaka qu’on assassine, et chaque fois qu’un André Siaka est assassiné, c’est l’avenir de notre pays qui est condamné ! L’exclusion qu’aurait subi le jeune André Siaka est criminelle, pas seulement parce qu’elle aurait cassé un homme dont le parcours scolaire et professionnel sont des témoins de l’infamie qui demeure silencieuse dans de millions de cas ; elle est criminelle surtout parce qu’elle est le nœud constitutif de l’État tribal : sa matrice. Car dans un pays aux 238 tribus, qui exclut au nom d’une tribu donne la voie libre à une autre, et ainsi fabrique la réalité tribale du vécu. Le tribalisme est le système de production et de reproduction de l’État camerounais, et la manufacture de notre présent a lieu ainsi dans le sombre de bureaux de ministères, dans les actes des commissions de bureaucrates que rien, mais alors rien ne punit, parce qu’évidemment dans notre pays, l’exclusion pour des raisons tribales n’est pas encore punie par la loi. Dans notre pays, dire à quelqu’un qu’il est tribaliste, c’est comme dire que le soleil se lève le matin. Ça n’a simplement aucune conséquence !
J’ai dit au début qu’Anicet Ekane aime les Bamiléké, mais que ce qui lui manque dans sa bamiphilie, c’est le vécu du Bamiléké comme problème. Car ce n’est pas facile d’être un problème ! Quiconque croit que le problème Bamiléké, et que la déconstruction du tribalisme au Cameroun dont ce problème est la locomotive, se résout à une bataille pour accaparer le pouvoir après Biya, sous-estime la pesanteur de l’Histoire dans la structuration de l’État camerounais, tout comme le creuset de l’alternative qui se profile pour la Gauche ici. Et quiconque croit qu’avec un président après Biya qui ne soit pas Beti, qui soit, disons par exemple, Bamiléké, la question Bamiléké aura trouvé sa solution politique parce que les Bamiléké ‘auraient enfin ce qu’ils veulent à côté du pouvoir économique’, est d’une naïveté historique époustouflante devant le têtu de ces milliers de morts de pogroms, de massacres, oui, d’un génocide Bamiléké, qui jonchent notre histoire quand l’État camerounais n’a pas encore eu l’humilité de l’État turc, de demander ses excuses officielles aux familles des victimes ; quand d’ailleurs, un Pierre Séméngué avoue avoir coupé des têtes dans l’Ouest et nargue les morts pourtant déclarés héros nationaux à l’Assemblée nationale en 1991 par les Camerounais eux-mêmes !
C’est qu’avec insistance, dans le langage qui est le sien, et qui donc plusieurs fois est polémique, la question Bamiléképose simplement la question de la deuxième république. Quelle sera donc la forme de la deuxième république camerounaise qui naitra des cendres de celle qui fut instituée en 1956 puis matérialisée en 1960 avec comme principe organisationnel ce que l’UPC appelle ‘l’aujoulatisme’ ? Voilà une question devant laquelle Anicet Ekane, tout comme les upécistes d’ailleurs, demeure silencieux, bien qu’elle soit celle même de l’alternative ! Curieux leaders qui veulent le changement, mais n’ont pas le courage de l’imaginer. S’il est naïf de croire que l’histoire camerounaise sera éradiquée, il est illusoire de croire que la tribu comme unité constitutive de l’identité camerounaise disparaîtra. Au contraire, la Gauche camerounaise gagnerait à aller plus loin dans la question ethnique. Elle gagnerait, pas seulement à renforcer l’enseignement des cultures camerounaises, comme cela est déjà fait aujourd’hui à l’École normale supérieure et l’était au collège Libermann depuis toujours ; mais à inscrire la protection des minorités comme principe même de la nouvelle république ! C’est que dans un pays dans lequel aucune tribu n’est majoritaire, dans lequel la constitution de la majorité ne peut donc se fonder que sur des alliances pan-ethniques, sur ‘l’union des tribus camerounaises’, pour recomposer le signe de l’UPC, il est fondamental de protéger les minorités.
Formulé autrement, Anicet Ekane, et la Gauche camerounaise, gagneraient vraiment à s’éloigner du modèle jacobin de la République qui, né de la Révolution française aura inspiré la Gauche depuis Marx, Lénine, la révolution russe et les révolutions prolétariennes, et à regarder dans la conception américaine, plus vieille que la française, de la république multiculturelle, pour trouver le ferment d’un futur de paix dans un pays aussi divers que le nôtre. Dans une république fondée sur la protection des minorités, le tribalisme est un crime d’État. Il est donc traqué et puni comme tel, d’au moins vingt ans de prison pour ce qui est du Cameroun, je dirai.
Dans une telle république, la majorité politique ne comprend pas seulement que la démocratie a cessé d’être la dictature du chiffre ; elle comprend au contraire, que la démocratie, c’est la protection des minorités, parce que justement la minorité d’aujourd’hui étant la majorité de demain, il est essentiel que cette minorité-là soit traitée avec respect pour fermer le cycle de la loi du talion qui est à la naissance pas seulement des violences, mais aussi des génocides.
Une telle république comprend qu’il est de son intérêt d’avoir une définition inclusive du citoyen, et donc, de ne pas se limiter uniquement aux minorités tribales, mais d’inclure également les minorités sexuelles, religieuses, et bien d’autres, selon l’auto-identification de chacun dans la démographie de l’État.
Elle comprend, une telle république, que les instruments de l’État ne devraient jamais plus être retournés contre des citoyens camerounais parce qu’ils vivent à l’extérieur du pays, ou alors parce qu’ils appartiennent à une classe sociale particulière, car l’un et l’autre, ‘diaspora’ et ‘pays’ donc, tout comme ‘majorité’ et ‘bourgeoisie’, sont des situations fondamentalement transitoires et poreuses.
C’est qu’elle comprend, une telle république, que les minorités sont constitutives de l’État, et en ce sens, ne peuvent pas, n’ont pas le droit d’être, ne devraient jamais être traitées comme des boucs émissaires.
Mais elle comprend aussi que si la forme administrative dans laquelle les minorités jouissent du plus de protection, c’est le fédéralisme, pour la sauvegarde de la république, les milices devront être interdites, et les États fédéraux ne devront jamais avoir le droit de lever une armée.
Pourtant une telle république, nous le savons tous, n’aura vraiment une chance de survie politique que lorsque les Camerounais, devenus enfin citoyens, auront dépolitisé leur appartenance tribale, c’est-à-dire, lorsqu’il sera possible d’être en même temps Bamiléké et Camerounais, en même temps Sawa et Camerounais, en même temps Béti et Camerounais, sans que cela soit un problème politique, et surtout, lorsque ce n’aura plus de signification politique qu’Ekane Anicet prenne pour nom Pierre Nguenkam ou Jean Marie Tchakounte. Pour cela, il faudra d’une part, liquider l’État tribal, ce qui ne sera possible vraiment, que lorsque le RDPC sera interdit comme parti politique, lui qui sous le nom ‘d’équilibre régional’, a fait du tribalisme son principe politique ; mais ce qui ne sera possible aussi d’autre part, que lorsqu’un nouvel État aura été constitué, la politique ayant horreur du vide, et plus dramatiquement, le monstre de l’État religieux frappant énergiquement à notre porte. Le nouvel État à constituer ne pourra qu’être un État dans lequel les citoyens camerounais, et leurs associations politiques, enfin pourront s’identifier selon leur coloration idéologique, car alors seulement on aura des libéraux, des socialistes, des communistes, des socio-démocrates camerounais au lieu des ‘Bassa’, des ‘Haoussa’, des ‘Bamiléké’, des ‘Anglophones’ que nous avons aujourd’hui. Que ce nouvel État soit de Gauche, est lié à la dialectique de l’histoire camerounaise qui nous a jetés dans les bras de la Droite depuis 1956, et de l’extrême Droite depuis 2006. Seul un réajustement de la ligne de démarcation entre la Gauche et la Droite nous permettra de donner dans notre pays, une alternative à l’infamie. Seul un État partisan nous permettra de liquider vraiment l’État tribal. C’est à ce prix que nous serons libres.
Patrice Nganang, écrivain