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Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable - Au-dela de Gbagbo, L’Afrique et les tiers-monde de demain

Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable - Au-dela de Gbagbo, L’Afrique et les tiers-monde de demain

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Index de l'article
Communauté internationale: Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable
Entre diplomatie et stratégie à géométrie variable
Quelques réflexions sur la notion de communauté internationale
La communauté internationale est-elle gardienne des élections présidentielles africaines ?
Communauté internationale et reconnaissance de gouvernement
Crises politiques en Afrique : Le Cas de la Côte d’Ivoire
Côte d'Ivoire : la démocratie au bazooka?
Au-dela de Gbagbo : L’Afrique
Au-dela de Gbagbo, L’Afrique et les tiers-monde de demain
Médias: Entre mercantilisme, conformisme et révérence
La face cachée de la
Ces hommes politiques adoubés par la
Communauté internationnale et les crises politiques au Cameroun de 1948 à jours
Quelle place et quel rôle pour l'Onu au sein de la communauté internationale?
Jusqu'où peut on avoir confiance en l'Onu?
Révolution arabe: quel impact sur le nouvel équilibre mondial?
Crise ivoirienne: une opinion africaine de toutes parts handicapée
L’Afrique entre Révolution et manipulations
Toutes les pages

Au-dela de Gbagbo, L’Afrique et les tiers-monde de demain

Depuis l’éclatement de la crise ivoirienne, l’opinion publique africaine s’est embrasée et est montée au créneau, prenant d’assaut les anciens comme les nouveaux médias. Et si quelques-uns dans cette mêlée ont pris parti pour M. Alassane Ouattara sur la base de l’appui que ce dernier a reçu de la plupart des institutions internationales qui comptent, la majorité semble avoir choisi le camp de M.   Laurent Gbagbo qui à leurs yeux incarne l’interminable lutte des Africains contre l’impérialisme occidental pour la libération, la souveraineté et l’unité de l’Afrique. M. Gbagbo Laurent serait aujourd’hui l’un des rares symboles vivants de l’Africanisme militant vaillamment dressé contre un impérialisme sans scrupules et cynique essentiellement occidental et aux abois. Il y a là une vision romantique et, d’un certain point de vue, messianique ; elle ne manque pas de séduction. Il y a là surtout un manichéisme qu’il faut examiner de près avant adoption. A moins qu’il ne s’agisse d’un pragmatisme volontairement opportuniste : l’argent du diable bien utilisé, affirme-t-on, peut devenir l’argent de Dieu. Cet élan authentique pour le devenir de l’Afrique est magnifique et ne peut que susciter une adhésion et un engagement sans réserve. C’est une cause noble, déchirante dans le contexte actuel, urgente surtout. Elle peut même justifier que pour la promouvoir et l’avancer, l’on fasse feu de tout bois. Tous les moyens sont bons quand ils sont efficaces, prétend-on. Encore faudrait-il qu’ils soient réellement efficaces.  Dans le cas présent, peuvent-ils l’être et si oui jusqu’à quel point ? Ces questions méritent d’être examinées avec soin, en partant du cas ivoirien mais seulement comme cas d’étude parce que, et cela est vrai, ce qui est en jeu ce n’est pas seulement la Côte d’ivoire mais le destin de l’Afrique et, au-delà, des tiers-mondes.

Prenons donc le cas ivoirien et examinons-le scrupuleusement. Au-delà de M. Gbagbo, il pose indiscutablement à la conscience de la communauté dite internationale  – au cas où une telle conscience existerait – le problème de la crédibilité des principes du droit international, à l’instar du principe de la souveraineté des Etats, acteurs principaux dudit droit. La présence indéfiniment prolongée et pas toujours consensuellement admise de la force Licorne française ainsi que le long stationnement des forces des Nations Unies en Côte d’ivoire posent de toute évidence un problème à la fois de réalité de la souveraineté de ce pays et de respect de celle-ci au regard du droit même des Nations Unies, au cas bien sûr où cette souveraineté serait déterminée comme réelle. Quand l’on sait que de semblables forces sont stationnées ici et là dans bien des pays d’Afrique comme d’autres continents et que, d’une part elles ont constamment et vaillamment contribué à maintenir ou à remettre au pouvoir des dictateurs honnis de leur peuple, d’autre part n’ont pas levé le petit doigt pour empêcher génocides, massacres, viols collectifs et autres crimes contre l’humanité, la question du caractère ambigu du statut de telles forces, fussent-elles des Nations Unies, ne saurait manquer de se poser. Et généralement cette question se pose en termes nationalistes, souverainistes, anti-impérialistes.

Cette question d’ailleurs ne se pose pas aujourd’hui uniquement par rapport au cas ivoirien et le fait que des forces soient entrées dans un pays déjà déchiré de  l’intérieur et pour  officiellement y accomplir une mission dite d’interposition ne suffit pas toujours, du moins à la longue, à légitimer leur présence. Une présence amicale et même souhaitée au départ, pour peu qu’elle auto décide de s’éterniser, ne peut que devenir inamicale, ennemie, et considérée comme force d’occupation. Les Américains en ont fait l’amère expérience un peu partout au cours du XXè siècle : Philippines, Japon, Allemagne, Indonésie, Liban, Amérique centrale et Latine, et aujourd’hui en Irak comme en Afghanistan. En Afrique où les forces françaises aux multiples noms d’animaux ont souvent constitué des remparts contre l’exercice de la démocratie et de la souveraineté des peuples, la situation ivoirienne ne pouvait logiquement manquer de susciter une levée de boucliers de la part de toutes les victimes des dictatures coloniales et néocoloniales dont la frange la plus active se recrute naturellement dans la masse de plus en plus importante des lettrés et des intellectuels dont on sait que le sort n’a jamais été enviable sous les régimes autoritaires.

Des ingrédients spécifiques ont d’ailleurs, dans le cas d’espèce, contribué à exacerber ce sentiment africaniste et anti-impérialiste pour en faire un sentiment violemment anti-européen en particulier et anti-occidental en général.  Il n’y a qu’à observer la posture adoptée par les différents protagonistes internes et internationaux au conflit.

Le président internationalement reconnu M. Alassane Ouattara a déjà la faiblesse d’apparaître comme un homme de Bretton Woods. Cette référence-là à elle seule suffit à hérisser le poil de tous les intellectuels de gauche ou gauchisants. Les institutions de Bretton Woods – le FMI, la Banque Mondiale, la BIRD, l’OMC même si ce dernier siège en Suisse – ont été dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale les bras armés de la mondialisation néolibérale, et ce n’était pas pour le plaisir littéraire de faire un joli jeu de mots que Tchudjang Poemi de regrettée mémoire taxait le FMI de Fonds de misère instantanée. On sait comment dès la fin des années 60 ces institutions plongèrent les tiers-mondes dans la spirale de l’endettement pour ensuite les soumettre au diktat des programmes d’ajustement structurel dont la conséquence principale est jusqu’ici le transfert de leurs actifs économiques dans le portefeuille des multinationales étrangères. Comment faire confiance à un pur produit du FMI ou de la Banque mondiale surtout quand il a officié dans le cercle dirigeant de ces institutions comme c’était le cas de M. Alassane Ouattara ?

 

À côté - et surtout aux côtés dit-on – de M. Alassane Ouattara, la France et sa force Licorne. On sait que cette force s’est rendue suspecte puis impopulaire auprès d’une certaine frange de l’opinion ivoirienne et africaine lorsqu’elle s’est heurtée aux forces armées de M. Laurent Gbagbo - la légitimité de ce dernier n’était nullement encore en question et ses forces armées étaient considérées par tous comme les forces armées nationales de Côte d'Ivoire (FANCI) - et qu’elle a neutralisé en novembre 2004 l’aviation militaire ivoirienne. Dès lors, elle est apparue comme une force d’occupation, quoi qu’en disent les accords secrets d’indépendance de 1961 qui ne sont plus guère aujourd’hui que des secrets de polichinelle. Et d’ailleurs, comment admettre qu’une force qui coûte à la France pas moins de 200 millions d’euros par an (131 milliards de FCFA !) soit installée en Côte d'Ivoire depuis 2002 pour le bien de ce pays ?  À cette position déjà difficilement soutenable de la France dans le conflit ivoirien, il faut ajouter la circonstance aggravante des maladresses répétées de la politique africaine de la France sarkozyste. Le point de départ de celle-ci se situe en 2007, un 26 juillet à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar lorsque M. Sarkozy jette à la face des Africains, à la plus grande colère de l’intelligentsia de ce continent, que « l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire ». C’était bien sûr le discours impérialiste type, il n’avait rien de bien nouveau, mais était prononcé à la mauvaise époque. Depuis Dakar malheureusement, la France Sarkozyste n’a cessé de multiplier les maladresses. L’exemple le plus récent est sans aucun doute l’intervention de Mme Alliot-Marie sur la Tunisie de la fin du règne de M. Ben Ali. Loin d’y voir un déficit d’intelligence de la part de cette dame que l’on pourrait difficilement qualifier d’idiote, l’intelligentsia africaine y voit avant tout la continuité d’une politique française obstinée au travers des époques à vassaliser l’Afrique par procurateurs interposés. Dès lors comment, d’une part ne pas suspecter des pires intentions criminelles tous ceux qui semblent avoir la sympathie si ce n’est la faveur de cette France-là, et d’autre part ne pas sympathiser a contrario avec tous ceux qui pâtissent de l’antagonisme de celle-ci ? Ce schéma indiscutablement manichéen a permis également de positionner l’ONUCI sur la grille de lecture des africanistes. Eût-elle pris fait et cause pour M. Gbagbo, elle eût bénéficié de la grâce de tous ceux qui la condamnent et la conspuent aujourd’hui. Elle s’est malheureusement retrouvée du mauvais côté, qui n’est pas forcément le côté de M. Alassane Ouattara – ce dernier n’est qu’une fonction sur l’échiquier ivoirien, une fonction qui transcende sa personne quoique puissent en dire certains –, mais qui est indiscutablement celui de la France dont la volonté impérialiste est considérée comme amplement avérée. Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.

Il faut cependant aller plus loin dans cette analyse : comment séparer aujourd’hui de l’Union européenne la France, et l’UE du monde occidental conduit par les États-Unis ? Lorsque M. Sarkozy, qui n’est pas à cet instant-là président en exercice de l’UE, lance un ultimatum à M. Gbagbo et qu’à la date butoir de celui-ci Bruxelles arrête des sanctions contre ce dernier ainsi que des membres de son entourage, il devient clair pour tout observateur qu’il n’y a aucune différence entre les intérêts de la France et ceux de l’UE. En même temps, il est indiscutable que malgré le désir de certains leaders européens  à l’instar de la frange gaulliste de la politique française de secouer ou tout au moins d’alléger le poids de la tutelle américaine sur l’Europe, cette partie du monde s’intègre, sur un plan géostratégique global, dans le camp américain, ainsi que le souligne des structures comme l’OTAN, ou des zones de conflits comme l’Irak ou l’Afghanistan. Le poids du leadership américain dans cet espace géopolitique peut aussi s’apprécier par rapport à une institution prétendument internationale comme l’ONU, mais dont l’effacement ou l’affirmation dans la gestion des conflits internationaux depuis la désintégration de l’Union soviétique et la rétrogradation de la Russie au rang de puissance européenne dépend uniquement du bon vouloir des États-Unis sur lequel s’alignent presque systématiquement les États européens. On se rappelle du triste sort de la défunte SDN dont les malheurs venaient de ce que, née hors des États-Unis sans l’initiative de ces derniers, elle s’installa en Europe à Genève. Privée du soutien américain, elle ne put jamais s’affirmer au plan international, resta plus ou moins une société des nations européennes jusqu’au jour où elle fut remplacée par l’ONU que les Américains prirent soin de nettoyer des vices de son ascendante. Comment dans une situation à l’ivoirienne faire confiance à une telle structure au vu du positionnement des acteurs sur le terrain ?

Et parlant de positionnement, celui de M. Laurent Gbagbo apparaît très intéressant. Avant même d’accéder au pouvoir et dans la perspective tactique de cette accession, il avait déjà choisi de se tailler un costume de résistant nationaliste et d’africaniste en face d’un pouvoir houphouëtiste dont les connexions avec l’impérialisme occidental étaient plus qu’avérées. On était alors encore dans le schéma hérité de la guerre froide lorsqu’impérialisme rimait forcément avec capitalisme et colonialisme, et socialisme avec décolonisation et autodétermination. M. Gbagbo fut donc bien avisé d’intégrer l’Internationale socialiste héritière comme l’on sait de la première internationale de 1864, mais ayant pris ses distances par rapport à la IIIè Internationale dite communiste et sous les ordres de Moscou. Il s’agissait d’un choix rassurant par le fait qu’il tournait le dos à toute velléité révolutionnaire pour une vision politique résolument réformiste, donc toujours ancrée dans le monde libéral. Il n’empêche que le socialisme, même libéral, apparaît aux yeux de l’opinion, surtout de celle des tiers-mondes, comme une force de progrès, et que s’en recommander revient à s’octroyer un label de bonne intention à défaut de bonne conduite.

Lorsque la France sarkozyste a réuni au lendemain du couac du 28 novembre 2010 une unanimité internationale rare derrière M. Alassane Ouattara contre M. Laurent Gbagbo, la chose aurait pu faire réfléchir certains, mais ce phénomène exceptionnel au regard de la géopolitique fragmentée de ce début du XXIe siècle a été balayé du revers de la main. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il est notoire, du moins pour les élites africaines actuelles, que nous sommes à l’aube d’un autre 1884 qui vit à la conférence de Berlin décider du partage de l’Afrique. Rappelons pour mémoire que la conférence de Berlin marquait une sorte de fin de cycle : le congrès de Vienne (1er novembre 1814 9 juin 1815)  et celui de Berlin (13 juin au 13 juillet 1878) avaient déjà permis de partager et repartager l’Europe et le Moyen-Orient ; les sorts des Amériques et de  l’Asie étaient déjà réglés. Bon dernière en raison de la faiblesse de l’intérêt qu’elle avait jusque-là suscité, l’Afrique se retrouvait dans le collimateur quand tout le reste avait été pris. Aussi, pour éviter de s’y déchirer comme cela avait été le cas ailleurs – en Europe et au Moyen-Orient entre l’Angleterre, la France, la Prusse, la Russie et l’empire austro-hongrois sans oublier les Ottomans ; en Amérique du Nord entre la Grande-Bretagne et la France ; en Amérique latine, entre entre le Portugal et l’Espagne ; en Asie entre les multiples compagnies des Indes occidentales puis les armées impériales. Il suffit de songer aux batailles navales  qui ont envoyé par le fond d’innombrables navires, hommes et biens, dans l’Atlantique et l’Océan Indien. Perspective affreuse que la conférence de Berlin permit aux puissances européennes d’éviter à travers un partage plus ou moins non conflictuel de l’Afrique. En ce début du XXIe siècle, avec le réveil de l’Asie et de l’Amérique latine – ces continents ont désormais des puissances locales dont le poids ne permet plus à des puissances extérieures d’y venir dicter leurs lois ; le Moyen-Orient semble voué à échapper à terme à tout contrôle extérieur et en tout cas constitue pour l’instant un espace d’incertitude - l’Afrique apparaît  une fois de plus comme l’une des rares régions du monde que des forces extérieures peuvent investir, sur le mode impérial. On ne peut donc que comprendre la réaction de l’intelligentsia africaine sur la situation de la Côte d'Ivoire : celle-ci apparaît aux yeux d’une large frange de cette élite comme un terrain expérimental de nouvelles formes d’asservissement de l’Afrique.

Pour mener à bien les luttes de son époque, chaque génération a besoin de symboles, de mythes forts pour sortir les masses de leur torpeur et les mobiliser. Généralement, pour les besoins de la cause, des figures surgissent du passé lointain ou proche : Chaka, Lumumba, Um Nyobe, Sankara etc. Exceptionnellement, ils peuvent s’incarner dans des hommes du vivant de ces derniers : Che Guevara, Martin Luther King Jr, Gandhi, Nelson Mandela… Ces figures sont ainsi instrumentées pour mettre en œuvre des programmes de transformation des sociétés. Dans les rues de Tunis au cours de l’actuelle révolution dite de jasmin, des banderoles à l’effigie de Che Guevara ont fleuri sous l’œil des caméras des médias internationaux. Peut-on imaginer dans quelques décennies des banderoles à l’effigie de  M. Gbagbo dans les rues de Yaoundé ou de Montevideo ? Peut-on dès aujourd’hui hisser le sympathique politicien ivoirien au rang de figure mythique de la libération de l’Afrique comme n’hésitent pas à le faire certaines intelligences africaines même parmi les plus  aiguisées ? L’une d’elles pour qui j’ai le plus grand respect n’affirme-t-il pas que « Il ressort de toutes ces considérations que pour le destin de l’Afrique, et bien au-delà de sa personne, Laurent Gbagbo s’apparente à une espèce en voie de disparition » ? Et d’ajouter, dans une emphase sûrement involontaire, que « Avant Gbagbo, Lumumba et Um Nyobe ont voulu briser la chaîne de cet embastillement sociopolitique, économique et culturel ». M. Gbagbo est-il digne en l’état actuel des choses, de fréquenter le beau monde des immortels convoqué ci-dessus ? On peut légitimement en douter, sans que cela enlève à ce dernier un certain nombre de mérites que l’on doit lui reconnaître.

En effet, si M. Gbagbo était un mythe, il serait un mythe bien hétérogène, donc friable, utilisable tout de même, mais sans réelle garantie de résultat positif. Ce ne serait déjà pas si mal, d’autant que son adversaire de l’heure, M. Alassane Ouattara, n’est même pas nominé pour cet auguste statut. Il faut néanmoins le dire, nominer M. Gbagbo, ce n’est pas déjà le sacrer, c’est tout juste le soumettre à l’examen des experts. M. Gbagbo semble avoir en effet toutes les apparences en faveur de sa candidature. Il est membre de l’Internationale socialiste. Mais justement, l’Internationale dite socialiste est-elle socialiste ? Autrement dit, s’agit-il d’une alternative crédible au (nouveau)libéralisme ? On peut en douter : la social-démocratie peut être keynésienne dans ses frontières nationales, il n’empêche que dans ses rapports à l’internationale et notamment avec la périphérie, elle n’hésite pas une seconde à endosser le vieil costume impérialiste dont on sait qu’il est capitaliste depuis la fin du XIXe siècle. Son caractère fondamentalement paternaliste peut passer pour de la compréhension, mais ne saurait être confondu avec de la fraternité. Et puis justement, au niveau des principes, la social-démocratie est supposée être non pas nationaliste, mais internationaliste. Le nationalisme souverainiste sourcilleux dont se revendique M. Laurent Gbagbo est-il compatible avec cet internationalisme ? En outre, au-delà du paraître, du dire, ce nationalisme souverainiste dont se réclame M. Gbagbo correspond-il à l’être et au faire du personnage ?

S’il est un côté par lequel M. Gbagbo a séduit la plupart des intellectuels africanistes, c’est son discours passionnément nationaliste, africaniste. On en oublie qu’il s’est agi au départ d’un discours d’opposant en quête de crédibilité et de légitimité politique. Pour avoir quelques chances en face de la machine houphouëtiste connectée dans des rapports vassaliques plus à la droite qu’à la gauche française – c’est Houphouët qui avait assassiné la gauche africaine anticoloniale en tuant le Rassemblement démocratique Africain (RDA) né à la faveur de la montée en puissance de la gauche européenne symbolisée en France par le pouvoir du Front populaire de Léon Blum  -   M. Gbagbo en bon historien avait bien compris qu’il lui fallait se ménager des soutiens à Paris. Cela permettait notamment de faire vérifier sa fréquentabilité – le crime d’appartenance au communisme international est toujours aussi hideux aujourd’hui vu d’Occident malgré la fin de la guerre froide - et la vérification dut être positive puisqu’il se vit intronisé en 2000 par le Parti socialiste alors au gouvernement de France avec M. Lionel Jospin. On ne doit pas oublier que, si le maître d’ouvrage de cette réussite fut bel et bien le PS français, le maître d’ouvre n’était autre qu’un certain  M. Guy Labertit, parrain et ami personnel de M. Gbagbo. Et ce dernier tout comme ce même PS - à l’exception notable de quelques personnalités comme M. Emmanuelli ces derniers temps – est resté fidèle à M. Gbagbo dans la tourmente. Ce n’est donc pas la France qui est contre M. Gbagbo, ce n’est qu’une certaine France, et elle se trouve malheureusement être celle qui compte en ce moment, la France sarkozyste. Une fois que l’on a dit ceci, l’on se trompe encore jusqu’à un certain point.

En effet, la France du pouvoir ne se limite pas à M. Sarkozy et à ses amis politiques. Elle compte aussi surtout les magnats des affaires : M. Bolloré, les patrons de Total fina elf, Bouygues, et j’en passe, qui ont des intérêts colossaux dans la Côte d'Ivoire de M. Gbagbo, et qui n’entendent pas les perdre. La filière cacaoyère ivoirienne, longtemps contrôlée par l’État ivoirien sous Houphouët jusqu’à un certain point au bénéfice du planteur – cf. La guerre du cacao en 1988 et l’histoire de la défunte caisse de stabilisation des prix – a été libéralisée (apprécier le terme qui n’a rien de socialiste ni même de social-démocrate) sous M. Gbagbo et livrée aux appétits gloutons des multinationales dont l’une des plus importantes n’est autre que la filière française de l’Américain Cargill dont l’affiliation au néolibéralisme est notoire. Il y a là, il faut l’avouer, de sérieux accrocs aux prétentions souverainistes de M. Gbagbo. Qu’en est-il se son nationalisme proclamé avec la conviction que chacun sait ?

M. Gbagbo arrive au pouvoir en 2000 à la faveur d’un vote sanction contre les dérives communautaristes d’un certain Konan Bédié, artisan de la politique de l’ivoirité dont sont victimes et M. Ouattara, et une bonne frange des populations du nord de la Côte d'Ivoire. Il suffit d’observer la carte de l’élection présidentielle ivoirienne de 2000 : le vote pro Gbagbo y dessine une diagonale : un tiers ou à peu près dans le nord-est, le reste dans le sud. Cette carte exprimait un appel du pied de la part de ceux que le discours nationaliste de M. Gbagbo avait séduits, et qui espéraient qu’une fois au pouvoir ce dernier le mettrait en application. M. Gbagbo arrive au pouvoir et ne semble par pressé de répondre à ces attentes, puisque la politique de l’ivoirité est maintenue et, disent certains, renforcée. Révolté, le nord est dès lors prêt à  l’aventure. Est-ce M. Alassane Ouattara qui la lui propose ? L’histoire le dira. Il n’en reste pas moins qu’il en avait le mobile. En avait-il les moyens ? Qui sait ? En tout cas, la carte électorale du 28 novembre 2010, désormais en médiane, montre bien que M. Gbagbo a eu le temps de perdre ce qu’il avait gagné dans le nord de la Côte d'Ivoire. Mettre cela sur le compte du seul M. Alassane Ouattara, c’est prêter à ce dernier un pouvoir qu’il ne pourrait avoir. Quoi qu'il en soit, il est évident qu’en dix ans de pouvoir, dans une Côte d'Ivoire divisée en deux - ce qui veut dire que le besoin de ressouder les morceaux était à la fois à ciel ouvert et politiquement incontournable dans la perspective d’éventuelles élections et l’on parle d’élection dans ce pays depuis 2003 avec les accords de Marcoussis – M. Gbagbo a perdu le pari de la réconciliation nationale. Les effets des manipulations électorales pourraient corriger plus ou moins ce constat, mais pas l’invalider. On peut d’ailleurs remarquer, en scrutant la carte des résultats de l’élection de 2010, que M. Alassane Ouattara gagne deux départements dans l’extrême sud ivoirien, ce qui lave clairement le peuple ivoirien de la présomption d’un communautarisme fanatique.

Que dire finalement au regard de tout ceci ?

D’abord, à notre sens, que la querelle électorale en Côte d'Ivoire est un mauvais prétexte. Il ne s’agit au fond que d’une chausse-trappe dont la principale victime est le peuple ivoirien. Les protagonistes de cette mauvaise farce, quel que soit leur bord, savaient très bien qu’ils conduisaient le peuple ivoirien à la tragédie. Relisons avec attention le rapport de M. Mbeki dont on sait qu’il fut un soutien actif de M. Gbagbo du temps où il dirigeait l’Afrique du Sud : « Cette guerre naîtra des conséquences des points inachevés de la rébellion de 2002, dont l’impact négatif s’est accentué avec les élections présidentielles. Il faut prendre soin de ne pas présenter la crise ivoirienne comme étant un conflit entre « les bonnes gens » et les « mauvaises gens », ce qui rendrait l’idée d’un accord négocié beaucoup plus difficile. La crise actuelle est née des problèmes structurels profonds qui ont pris forme dans la société ivoirienne. Il est donc très important de les connaître et de les régler tous ensemble si l’on souhaite arriver à une solution durable et complète de la crise ». Conclusion remarquable de rigueur. Et quel était l’un de ces problèmes au moment critique du scrutin du 28 novembre ? Le désarmement des forces rebelles et des milices diverses. Le rapport de M. Mbeki dit clairement: « M. Choi (représentant du SG de l’ONU) dit avoir conseillé aux deux parties ivoiriennes de respecter cette disposition. Il dit avoir prévenu les parties en indiquant que si elles acceptaient d’aller aux élections sans la mise en œuvre de cette disposition, alors, elles ne devraient pas formuler des requêtes liées aux allégations d’irrégularités du scrutin dans la zone concernée et sous le contrôle des forces nouvelles ». Et même si pour certains cette déclaration du représentant des Nations Unies est suspecte, elle reste tout de même marquée au coin du bon sens. Pourquoi avoir dès le départ accepté des conditions de non-transparence pour ensuite s’en plaindre à l’arrivée ? On peut argumenter avec conviction que c’est parce que l’un tenait la CEI et l’ONU, et l’autre le Conseil constitutionnel. Légitimité internationale contre légalité nationale. Mais quelle place a-t-on assignée à la légitimité nationale qui seule peut consacrer valablement le vainqueur d’une joute électorale ? Il peut paraître plus convaincant de s’aligner derrière la légalité nationale au nom de la défense de la souveraineté nationale de Côte d'Ivoire, mais quel intellectuel africain est prêt à en faire une jurisprudence impérative à l’usage de toute l’Afrique ?

Dans l’élection présidentielle camerounaise de 1992 dont certains continuent à soutenir que M. Biya l’avait perdue, la Cour suprême statuant en lieu et place du Conseil constitutionnel avait donné raison à M. Biya contre M. Fru Ndi, faisant prévaloir une légalité peu discutable sur une légitimité douteuse. Les dessous de l’élection gabonaise de juin 2000 qui vit porter à la présidence du pays M. Ali Bongo fils de feu Omar Bongo Ondimba ont depuis été dévoilés grâce à un documentaire diffusé sur une chaîne occidentale, et l’on sait aujourd’hui que le prétendu vainqueur n’était arrivé au mieux qu’en 3e position : ah, françafrique, quand tu nous tiens ! Il n’empêche que la cour constitutionnelle gabonaise, en toute souveraineté, l’avait proclamé vainqueur. Que faut-il penser du discours de M. Mba Obame lorsqu’il dit que « le vote des Gabonais est plus fort que la décision d’une cour constitutionnelle aux ordres » et que cette cour, « en ignorant le vote du peuple gabonais pour servir les intérêts d’un clan et imposer son candidat à la tête du pays, s’est disqualifiée d’elle-même » ?

Il faut aussi dire que  des voies pour soustraire l’Afrique des appétits voraces des impérialistes de tous bords existent, mais qu’elles ne sont pas toutes bonnes. L’une des mauvaises consiste à sombrer dans l’hystérie collective pour s’embarquer, dans un romantisme de mauvais aloi, derrière un Messie qui n’en est pas un. Et une telle hystérie est proportionnellement plus dommageable quand elle est portée par des intellectuels. L’Afrique n’a pas été et n’est pas le seul terrain de chasse de l’impérialisme international. Quand la société sud-africaine MTN s’implante au Cameroun, c’est pour défendre des intérêts qui ne sont ni camerounais, ni africains, mais prosaïquement sud-africains. Lorsque vous observez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, en Irak comme en Iran, en Colombie comme au Venezuela, il s’agit d’un affrontement entre les forces du marché qui sont internationales depuis la fin du XIXe siècle, et les forces internes à chacun de ces pays. L’Afrique n’a donc pas le monopole des méfaits du colonialisme ou de l’impérialisme, même si elle peut en avoir payé le prix le plus fort en raison de sa fragilité interne.

Une autre des voies à ne pas promouvoir est celle de la démagogie politique. Elle consiste à prêcher à gauche tout en agissant à droite. On sait comment le discours omniprésent sur la construction de l’unité nationale a pendant 50 ans couvert une politique de démolition de toutes les bases de l’édification d’un État viable en Afrique, et donné naissance à des entités divisées, déchirées de conflits qui ici et là ont débouché sur des guerres meurtrières comme au Biafra en 1967, ou sur des génocides comme au Rwanda et au Burundi ou au Darfour. Le nationalisme comme le souverainisme ne sauraient être de simples rhétoriques. L’anti-impérialisme orienté vers l’extérieur ne peut se légitimer que dans la mesure où il s’accompagne d’une lutte crédible contre le communautarisme intérieur.

Quant aux intellectuels, en face de tragédies comme celle qui se profile pour la Côte d'Ivoire, leur rôle consiste surtout à faire la part des choses dans une analyse objective et sans complaisance. L’intellectuel ne fait pas feu de tout bois parce que justement il sait que tous les moyens ne sont pas bons même s’ils sont efficaces. Se laisser aveugler par la haine, même méritée de l’Occident, n’est point ni sage ni intellectuel. L’Occident n’a aucune vocation romantique à travailler pour le bonheur des Tiers-mondes. Il a ses problèmes qu’il arrive de moins en moins à résoudre, et il sait que si d’aventure, par une espèce de complaisance humanitariste, il laissait sa situation interne lui échapper, il le paierait cher, et pourrait revivre des époques de barbarie semblables à celles qu’il vécut à l’époque de la Grèce puis de la Rome antiques. C’est une perspective plus effrayante pour les dirigeants occidentaux que toutes les récriminations des intellectuels africains.

Au contraire, il s’agit pour nous d’être pragmatiques. La Chine a connu l’humiliation des traités inégaux, la guerre des Boxers comme de l’opium, mais elle les a surmontées et traite aujourd’hui avec l’Occident sans le moindre complexe, si ce n’est à l’occasion un complexe de supériorité. Elle nous a enseigné que peu importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape la souris. Lorsque la Chine opte entre les deux guerres pour la voie communiste, ce n’est ni par haine de l’Occident, ni par amour pour l’Union soviétique : c’est par pragmatisme. À ce moment-là, l’affrontement qui oppose le monde capitaliste à l’Union soviétique fait du second un allié objectif qui se trouve être en plus un voisin avec qui elle partage une longue frontière. La décision est vite faite. Révolution culturelle, grand bond en avant, tout cela ne tiendra cependant que le temps pour la Chine de rebâtir les bases de sa puissance interne et externe. Et elle peut désormais, mais progressivement se défaire du carcan du communisme, pour certainement retourner à son capitalisme des grands seigneurs, si féodal par certains de ses aspects, tel qu’il l’a vécu tout au long de son histoire plusieurs fois millénaire. Quant à nous, allons-nous nous consumer dans une haine improductive de l’Occident ? Dans l’état actuel des choses, si ce n’est aux mains de l’Occident, ce sera bientôt à celles de la Chine, de l’Inde, c’est-à-dire de l’Orient, à moins que ce ne soit celles de l’Amérique latine que nous allons tomber.  «La vraie passion du XXe siècle, c’est la servitude», disait Albert Camus. Il y a là une petite erreur d’échelle : ce n’est pas seulement la vraie passion du XXe siècle, c’est la seule vraie passion de l’humanité. D’ailleurs, le même Camus qui se trompait rarement ne disait-il pas dans La Chute que « L’homme a besoin d’esclave comme d’air pur » ? Et où satisfaire un tel besoin si ce n’est chez des peuples qui ont développé et s’y complaisent une mentalité d’esclave ?

Roger Kaffo Fokou