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Du trottoir à la rue comme en Tunisie et en Égypte - Page 8

Du trottoir à la rue comme en Tunisie et en Égypte - Page 8

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Index de l'article
Du trottoir à la rue comme en Tunisie et en Égypte
Donner du sens à l’espérance
Pour une conscientisation des étudiants en mal d'action
Le logement estudiantin en crise au Cameroun
Au bonheur des petits métiers.
Campus : l’univers de l’insécurité
Génération sacrifiée Vs Génération privilégiée : Un débat vicieux
Du trottoir à la rue comme en Tunisie et en Égypte
Toutes les pages

Du trottoir à la rue comme en Tunisie et en Égypte

Le Cameroun vient de célébrer la 45è édition de la fête de la jeunesse. Dans un pays où plus que jamais la vieillesse s’agrippe aux rênes du pouvoir. Dans un pays où, allant sur ses quatre-vingts ans, le chef de l’État a enfin trouvé le chemin de la convivialité politique et reçoit désormais son naguère infréquentable opposant publiquement, magnanimement aussi, avec surtout tous les égards dus à son rang pour ne pas dire à son âge. Dans un pays tout en paradoxes : un pays théoriquement jeune mais qui apparaît politiquement et même administrativement si vieux qu’à 50 ans vous y êtes souvent considéré comme un simple gamin manquant de maturité et d’expérience pour accéder à certains postes de responsabilité ;  un pays décrépit où l’on gouverne avec les idées de 1955, et des institutions fossiles qu’on n’en finit pas de vernir et de revernir pour se rendre compte que même la version vernie fait trop jeune pour être adoptée franchement. Quand M. Paul Biya a pris la parole le 10 février au soir, il a prononcé un discours vieilli ou vieillissant, tiré des archives des années 1980 si ce n’est de celles des années 1960, réchauffé, additionné d’épices d’aujourd’hui, savamment conditionné et encadré par l’inimitable Crtv de hors-d’œuvre appropriés pour permettre d’en assurer la digestion à un auditoire qui a depuis longtemps perdu le rêve des surprises. La fête a été belle ! Surtout qu’elle coïncide avec les cinquantenaires dont les résonnances rendent des sonorités si incompréhensiblement nostalgiques aux oreilles de ceux qui gouvernent la cité actuelle ! Et après quoi ? Il faut craindre que l’après soit comme l’avant, et qu’à la longue ne se profile sur la rue camerounaise le spectre du syndrome tunisien et égyptien

Pour commencer, quelle est la jeunesse qui était en fête en ce 11 février 2011 ? Et qu’était-elle en train de fêter ? Ces questions peuvent paraître saugrenues. Commençons par la seconde : que nous rappelle la date du 11 février ? Un événement personnel ou national ?

Sur un plan purement personnel même si cela eut des résonnances nationales, le 11 février 1958 rappelle un exploit politique à connotation fortement tribaliste. Ce jour-là en effet, Ahidjo fit tomber le gouvernement Mbida en démissionnant, entraînant avec lui tous les députés du grand nord du pays. Cela fit sa fortune personnelle et lui permit de se retrouver deux ans plus tard et pour ¼ de siècle président du Cameroun. Le 11 février avait de toute évidence changé le destin du Cameroun, mais en y introduisant la « jurisprudence » d’une gestion ethniciste des conflits politiques. Ce 11 février-là, béni de certains et honni par bien d’autres, mais assumé souvent dans la douleur d’une répression brutale et à bien des époques inhumaine par l’ensemble du peuple camerounais fait partie de notre héritage commun. Avons-nous de bonnes raisons de le fêter ?

Cet événement mérite-t-il une fête ?

Mais, il y a aussi l’autre 11 février, celui de 1961 : il nous rappelle un certain plébiscite. Le 4 février 1916 (encore ce sacré mois de février !), en plein milieu de la Grande guerre, un accord franco-britannique confie une partie du Cameroun à la Grande-Bretagne. Certains continuent à dire que notre pays se serait volontiers contenté des Allemands mais on ne remonte pas le temps. 45 ans plus tard (remarquez la coïncidence avec le 45è anniversaire en cette année de grâce 2011 !), avec la bénédiction de l’Onu, un plébiscite est organisé et les résultats tripatouillés (en mettant ensemble les votes de tout le Cameroun britannique, le résultat donnait l’ensemble de ce territoire au Cameroun : aussi choisit-on d’en faire deux plébiscites différents, ce qui permit au Northen Cameroon de se rattacher à la fédération du Nigeria) pour soustraire de notre territoire un morceau de choix, et 800.000 compatriotes. Cet événement mérite-t-il une fête ? À l’époque, Ahidjo pensa comme beaucoup, patriotiquement, et organisa au lendemain, le 12 février 1961, un deuil national. N’empêche que 5 ans plus tard, en 1966, il décida d’en faire une journée de fête, qu’il offrit magnanimement à la jeunesse, celle qui de rage et de dépit avait marché en 1961 pour exprimer sa colère contre l’institution internationale et ses exactions au Cameroun. Qu’est-ce qui avait changé entre temps ?

Il faut dire que sur un plan personnel, les choses avaient beaucoup évolué en faveur d’Ahidjo. Les accords de Foumban en juillet 1961 et de Yaoundé en août de la même année lui avaient permis de conforter son pouvoir, grâce aux pleins pouvoirs que lui avait complaisamment concédés la délégation conduite par John Ngu Foncha. On peut se demander si l’issue de ces négociations aurait été la même si l’ensemble du Cameroun confié aux britanniques en 1916 s’était assis à cette table de négociation en ce mois de juillet 1961, béni des uns et honni des autres, une fois de plus. Un malheur national a-t-il pu faire les affaires d’Ahidjo et de ceux qui dans l’ombre derrière lui tiraient les ficelles ? Autre chose, en 1966, Ahidjo a déjà réduit toute l’opposition interne et même si ce n’est que le 1er septembre qu’il lance officiellement l’UNC, parti unique dont il est le chef, l’on sait qu’il ne s’agit que du moment de l’officialisation d’un processus depuis achevé et qui commence en février ( !) 1962 avec la neutralisation des principaux chefs de l’opposition (Mbida, Bebey Eyidi, Emah Ottu, Charles Okala…). Cette même année 1966 est tristement marquée par l’assassinat d’Ossendé Afana. Comme on peut le voir, si le 11 février 1961 méritait et mérite encore un deuil national, 1966 qui en fit une journée de fête fut une année faste pour Ahmadou Ahidjo qui ne devait pas avoir oublié que les mages avaient dû voir briller son étoile pour la première fois un 11 février, de 1958. Voilà pour la question. Mais de quelle jeunesse s’agit-il ?

Nul n’ignore que la jeunesse camerounaise est, à l’image de notre pays, une population à multiples fractures. Le Cameroun ne compte que 5,5% de personnes âgées de 60 ans et plus : c’est donc démographiquement un pays jeune. Ce sont pourtant les vieillards qui gouvernent la république (cf. Germinal n°65, les 100 vieillards qui gouvernent le Cameroun). On a pu voir Sabal Lecco Félix – paix à son âme – rester au Conseil National de la communication jusqu’à… 91 ans ! Et Martin Mbarga Nguelé faire un come-back remarquable et remarqué à la tête de la sûreté nationale à 78 ans ! Crise de confiance entre M. Paul Biya et la jeunesse ? Cette jeunesse représente pourtant l’écrasante majorité du Cameroun : la moitié de la population du Cameroun a moins 17,7 ans, et les moins de 15 ans représentent pas moins de 43% de notre pays. Mais il s’agit d’une jeunesse atomisée, à plusieurs vitesses.

Il y a d’abord la jeunesse scolaire : elle fait la fierté des autorités et c’est elle qui a défilé pour donner l’éclat approprié aux manifestations du 11 février. Que représente-telle au juste ? À 58%, elle a pu cahin-caha se hisser au niveau d’une classe de CM2. À partir du niveau 3 du secondaire, elle ne représente plus que 26% de sa classe d’âge ; au niveau terminal, à peine 5%. La grande majorité des jeunes n’a donc pas été sur les places de fête le 11 février. Où était-elle et qu’était-elle en train d’y faire pendant ce temps ?  C’est son affaire. Ces jeunes-là, que le train de l’école a abandonné trop tôt sur un quai d’une gare perdu n’a pas les armes pour se frayer un chemin dans la jungle de la vie actuelle et se consume dans la débrouillardise, traquée comme des hordes de bêtes féroces par l’armée des urbanistes et des fiscalistes de la république. Leur salut se trouve dans les petits métiers informels du marché noir et du trafic en tous genres où près de 90 fois sur 100 l’échec et la misère sont au rendez-vous pour la vie. Quant à la fraction qui a pu suivre des études et glaner des parchemins, elle finit elle aussi sur le trottoir, au sens propre du terme, se prostituant dans tous les petits métiers pour gagner son bout de pain. En 2008, le ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle estimait leur nombre à 140 000 et donnait une prévision avoisinant les 300 000 en 2010. Chiffre à coup sûr sous-estimé, et se rapportant surtout aux diplômés de l’enseignement supérieur. Une étude réalisée en 2007 par l’Institut national de la statistique révèle que 30% des Camerounais au chômage ont moins de 30 ans et parmi eux, 22% résident à Yaoundé et à Douala. Que l’on imagine 66.000 personnes dans les rues de Douala et de Yaoundé ! Quelle force pourrait les en déloger ?

Crime de lèse-humanité

Cette jeunesse se sent flouée par ceux qui dirigent son pays, c’est-à-dire par nous les adultes et les vieux, et à bien des égards, elle a raison. D’abord la jeunesse non scolarisée. De quel droit et sur la base de quels textes peut-on justifier que ces millions de jeunes n’aient pas pu et ne puissent pas bénéficier des bienfaits de l’éducation ? Peut-on exciper de l’irresponsabilité parentale pour justifier un tel crime de lèse-humanité ? Notre loi fondamentale dit en son préambule que « L’État assure à l’enfant le droit à l’instruction ». Assure, c’est-à-dire prend des dispositions qui garantissent à ce petit être légalement irresponsable son droit à l’éducation.  Et la loi d’orientation de l’éducation de 1998 en son article 2 dispose que « (1) L’éducation est une grande priorité nationale. (2) Elle est assurée par l'Etat ». Alors, Pourquoi ces millions d’enfants n’ont-ils pas ou pas  eu droit à l’éducation ? Quant à tous ceux qui se consument dans le chômage, diplômés ou sans, en vertu de quoi les autres ont-ils droit à la vie et pas eux ? La loi N°92/007 du 14 août 1992 portant code du travail en son article 2 ne dit-elle pas expressément que « Le droit au travail est reconnu à chaque citoyen comme un droit fondamental...  L’État doit tout mettre en œuvre pour l’aider à trouver un emploi et à le conserver lorsqu’il l’a obtenu » ? Quelles possibilités leur offre-t-on aujourd’hui d’exercer ce droit au travail qui est un véritable droit à la vie ?

Le président de la république et son équipe, à première vue, semblent fort préoccupés et ne manquent pas d’idées pour venir à bout de ce fléau qu’est le chômage des jeunes. Mais sont-ce des idées lumineuses ? Le bon arbre, disait l’autre, se reconnaît à ses fruits. Ministère du travail et de la sécurité sociale, ministère de l’emploi et de la formation professionnelle et, en 1990, création du fonds national de l’emploi (Fne) financé par 1% de nos salaires bruts. Une sacrée masse d’argent n’est-ce pas ? Mais quelle inflation institutionnelle ! 14 ans plus tard, en 2004, création du ministère de la jeunesse  chargé "de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique du gouvernement dans le domaine de la jeunesse". Depuis sa création, ce ministère déborde d’une activité proprement délirante et manipule à foison les milliards. En 2007 il lance une opération « croisade contre le chômage des jeunes » ; le projet Pajer-U (Programme d’Appui à la Jeunesse Rurale et Urbaine) qu’il gère brasse dans ses caisses pas moins de 12 milliards de francs dont 11 milliards de fonds PPTE ; en 2009, il lance le conseil national de la jeunesse, sur la mode déjà fort répandue des forums nationaux de la jeunesse en vogue par exemple en Mauritanie, Bulgarie, au Mali, Niger, Bénin, et… aussi en Tunisie ! Pour quel résultat jusqu’ici ?

Il faut avoir le courage de le dire, la politique de l’emploi du chef de l’État est jusqu’ici un échec. Elle accorde une importance excessive au secteur public qui malheureusement n’en a pas ou plus les moyens. Sur un PIB de plus de 43 milliards de dollars, le budget de l’État camerounais gère un maximum de 3,5 milliards de dollars. On ne peut, d’une part accroître la part de l’État, et d’autre part résoudre le problème du chômage  qu’en produisant de la croissance économique, une croissance économique qui soit endogène et non extravertie, non majoritairement contrôlée par les acteurs économiques étrangers. Or tous les facteurs sont là, à commencer par le secteur bancaire, qui montrent que nous ne sommes pas sur le chemin de ce miracle. En attendant, nous gérons la pénurie, et celle-ci génère des maux bien connus, contre lesquels lutter sans modifier les paramètres qui les génèrent équivaut à s’armer contre des moulins à vent.

Presby ou Jachaby

Comment convaincre les jeunes, dans un contexte de paupérisation aiguë, que l’on travaille pour eux lorsqu’ils doivent acheter systématiquement le moindre concours ou recourir à des parrainages à risque quelles que soient leurs aptitudes intellectuelles et leurs diplômes ?  Quelles différences y a-t-il entre les innombrables initiatives du Minjeun en faveur de la jeunesse et les associations du genre Presby ou Jachaby dont le but évident est d’enrégimenter la jeunesse pour mieux la museler et en faire des milices destinées à contrecarrer toutes les actions véritablement libres de la jeunesse ? Déjà nombre d’associations de jeunes se plaignent de l’inféodation du CNJ au Minjeun. En créant le forum de la jeunesse en Tunisie, M. Ben Ali avait un instant nourri l’illusion d’avoir mis en place un fusible en cas de haute tension. C’était, affirmait ses thuriféraires, « Un espace de dialogue et d'initiative. La création du Forum national permanent des jeunes par décision présidentielle le 15 novembre dernier, réunissant les représentants des partis politiques, des composantes de la société civile et des ministères concernés, constitue une concrétisation du premier axe du 8è point du programme présidentiel «Ensemble, relevons les défis». Cet axe consacre le dialogue permanent avec les jeunes, l'écoute de leurs préoccupations et l'élargissement de leur participation dans les structures régionales et locales ». Ben Ali avait aussi crée une milice de près 14.000 personnes. Tout cela s’est effondré un matin. Le syndrome tunisien n’est-il pas là, au bord du précipice, qui nous guette ?

C’est vrai, il est toujours risqué de jouer les Cassandre. Pourtant, certains faits ne trompent pas. Février 2008 était prévisible et avait été annoncé. On dit souvent que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Que peut faire une jeunesse frustrée, dos au mur et désespérée sinon descendre dans la rue ? Et dans le cas du Cameroun aujourd’hui, quelle voie s’offre-t-elle à la jeunesse en dehors des impasses sus-évoquées ? Les acteurs politiques majeurs de l’opposition et ceux de la société civile ont largement montré leur incapacité à influer sur le système, parfois faute de vision mais souvent faute de moyens. L’argent, c’est le nerf de la guerre, et le pouvoir en place ainsi que ses parrains du monde des affaires l’ont bien compris et ont poussés ces forces du progrès à l’anémie totale pour obtenir leur allégeance et s’assurer l’apathie du bon peuple qui n’en finit pas de se lamenter mais est incapable de lever son « cul » du sol. Le Cameroun vit aujourd’hui une situation bloquée où une alliance entre le monde des affaires (majoritairement étranger) et les militaires, avec la bénédiction du clergé (le cardinal Tumi figure une remarquable exception dans ce landernau) permet au pouvoir plus ou moins fantoche d’État de réunir dans ses mains tous les leviers de contrôle d’un système ouvertement prébendier. N’est-ce pas significatif qu’au lendemain des émeutes de 2008 l’État ait signé des conventions avec trois organisations patronales, le Groupement inter patronal du Cameroun (Gicam), la Chambre de commerce, de l’industrie des mines et de l’artisanat (Ccima) et le Syndicat patronal des industries de l’hôtellerie et du tourisme (Spiht) ? En Tunisie aussi, lorsque les jeunes sont descendus dans la rue, les patrons ont annoncé la création de 50.000 emplois, dans une tentative de sauver un système qui instrumente l’État et leur sert de couverture pour exploiter les richesses du pays. Aujourd’hui, nous savons que ce sont les militaires américains qui ont instruit leurs homologues tunisiens de débarquer, en douceur, Ben Ali. L’équation est donc la même. Sauf qu’en Tunisie, le clergé, fondamentaliste, est depuis longtemps de l’autre côté du pouvoir. Ainsi, tous les contre-pouvoirs neutralisés, l’on peut espérer gérer la grogne et les éventuelles sautes d’humeur. En attendant que les choses s’arrangent ou empirent. Et il vaut mieux qu’elles s’arrangent et dans les meilleurs délais, parce que dans le cas contraire, chacun sait ce qu’il arrivera.  D’ailleurs, l’autre véritable différence entre le Cameroun et la Tunisie, mis à part la position complice du clergé camerounais, est l’incapacité de ceux qui ont un emploi mal rémunéré à rejoindre les sans-emplois dans une lutte pour changer une situation qui les unit en profondeur plus qu’il n’y paraît en surface. Et le pouvoir camerounais qui le comprend parfaitement l’a montré amplement en février 2008 : cette augmentation de salaire dont ont bénéficié des travailleurs qui n’avaient pas osé descendre dans la rue soutenir les manifestants s’expliquait. C’était à la fois la prime de la trahison et une incitation à une désolidarisation sans laquelle un mouvement semblable n’aurait pas manqué de déboucher sur une situation à la tunisienne. Pour une fois, la peur aidant, le pouvoir avait convaincu les possédants qu’il fallait lâcher du lest pour empêcher les mal payés de se joindre aux sans feu ni lieu pour casser la machine à produire de la richesse.

Grammaire de la liberté

Terminons par cette anecdote. Dans un ouvrage intitulé Grammaire de la liberté, un philosophe contemporain invite à méditer sur un fait divers : « Un homme a été broyé hier par la rame 131 sur la ligne 3 à la station de métro saint-Lazare. Cet homme avait 29 ans. Hier Bernard marchait au bout du quai, de long en large ; il avait écarté les voyageurs, il s’est penché pour apercevoir les lumières de la motrice et il s’est jeté sur les rails, les pieds joints et les bras le long du corps, comme un plongeur. Les deux jambes sectionnées, le visage brûlé, il est mort sur le coup. […] Il avait appris un métier de son père : tailleur d’habits pour la confection ; depuis cinq mois il est en chômage : petites annonces, escaliers, rebuffades… et puis ses vêtements à lui sont devenus de telles loques qu’il n’ose plus sortir. Etes-vous resté des jours entiers sur votre lit avec le sentiment de n’avoir plus figure d’homme dans un monde qui refuse vos bras ? Bernard écoutait les casseroles de sa mère de l’autre côté de la cloison : il est à la charge de la mère ; il est sorti encore une fois ; à l’usine on l’a refusé comme manœuvre parce qu’il est trop faible ; au bureau un chef de service a regardé ses souliers troués : pas d’emploi. A sept heures du matin le lendemain, il s’est faufilé dans le métro saint-Lazare à l’heure de la rentrée du travail ». Quittons la France pour un autre lieu et une autre époque, et nous serons surpris des similitudes. R. Kelam, un Tunisien de France en vacances au pays témoigne : « Alors, tous les matins, c’est le même rituel. Après que ma cousine a servi son café à mon vieil oncle, ses quatre fils, tous diplômés de quelque chose d’intéressant, font la queue pour lui dire bonjour, et lui quémander l’équivalent en dinar d’un ou deux euros. Multipliée par quatre, c’est une somme pour un homme à la retraite. Il se lance dans une sorte de sermon pour tenter maladroitement de les sortir de leur apathie. Rien n’y fait. Tous les matins, il passe à la caisse. C’est ça ou les priver de ce qu’il leur reste de liberté, c’est-à-dire le café. […] Ils bousillent leurs poumons à fumer trois ou quatre paquets de cigarettes goudronnées et boivent jusqu’à huit tasses de cafés par jour. Dans le kawha qui fait l’angle de ma rue, certains ont même leur place attitrée. Les plus téméraires se cachent le soir pour s’envoyer quelques bières, quand bien sûr, ils en ont les moyens ». Quand l’un de ces jeunes trouve un semblant d’emploi, c’est à peine s’il est payé, comme c’est le cas pour le cousin Kerim. Quand son employeur est tombé en faillite, il s’en est allé avec les arriérés de salaire et le reste, et Kerim n’a rien pu faire, parce que « En Tunisie, tu ne peux pas te plaindre, sauf si tu as de l’argent ». D’autre part, « Des Kerim aux droits bafoués et aux espoirs déchus, il y en a des centaines de milliers ». Et parmi eux un certain Mohamed Bouazizi qui, un jour de désespoir, aura le courage de s’arroser d’essence et de se transformer en torche humaine, sur la place publique. Quand les matins se suivent et se ressemblent, que les scènes et les actes de la tragi-comédie défilent sans plus apporter de coup de théâtre, pourquoi s’accrocher à sa place dans le théâtre ? « Alors, le sacrifice de Mohamed Bouazizi n’a rien d’étonnant, conclut Kelam. Comme il savait qu’il n’allait rien rater ou presque, il s’est permis de partir à l’entracte. Il a anticipé parce qu’il connaissait d’avance la fin de la pièce. Son immolation par le feu aurait pu passer inaperçue. Seulement, ils sont des millions de Mohamed Bouazizi à commencer à trouver le café qu’on leur sert tout bonnement infect ». Et ces Mohammed Bouazizi ne sont pas seulement tunisiens : déjà on en trouve en Egypte, en Algérie aujourd’hui. Pourquoi pas demain au Cameroun ?

Roger Kaffo Fokou



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