Etat, Pouvoir et Société

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Fait-on grève, marche-t-on, manifeste-t-on ? L’Etat frappe d’abord. Ensuite ? Rien. Aux problèmes de société, il administre invariablement une réponse unique et spontanée, la répression.
Il perçoit pourtant le rugissement de cette foule en colère, entend les propos qu’elle articule, lit les pancartes qu’elle exhibe.
N’empêche ! Il croit surtout, dès longtemps, que tout ce qui existe de son fait est bien fait tel qu’il est fait. Dès lors, par quoi le remplacerait-on éventuellement, sinon par son contraire, le mal ?
Ne pas s’en satisfaire ressortit, par conséquent, aux désordres et troubles.
Et puisqu’ainsi il ne fait que le bien, pourquoi, de lui-même, se mettrait-il en peine de se remettre en question ? Pourquoi, à plus forte raison, daignerait-il se laisser édifier par les pancartes et propos de gens qui exigent du mieux en marchant, du moment que c’est bien lui l’origine de tout bien ? A Etat autiste, réaction épidermique.
S’impose donc une répression rondement menée. Qu’elle génère un, ou même plus d’un mort, n’enlève rien au credo de l’Etat qui semble, en cette matière,

être que ce sera toujours mieux que si c’était pire. L’Ordre avant tout ! Ensuite ? Rien.    

Société
Sentir qu’on souffre sans savoir comment. Eprouver un malaise sans pouvoir le prouver et nommer autrement que par ses manifestations ostensibles. En prendre, en conséquence, les symptômes pour la cause. Et finir par en identifier la médication dans ses pires effets.
En un certain sens, c’est la totalité sociale qui est en proie à ce type de malaise. Singulièrement hypertrophié, naguère, dans la partie anglophone de notre pays. Voici en effet des semaines qu’il s’y passe des grèves, marches et manifestations d’envergure. Sur le sens desquelles on n’en finit pas d’épiloguer. En réponse auxquelles on dénombre des arrestations, et même, assure-t-on, des morts.
Les causes manifestes en sont ce qui a pu être dit sur le peu de place fait à la langue anglaise, le fort peu de considération dû à ses locuteurs, le second rôle à eux invariablement dévolu dans tous les domaines de la vie publique, l’imposition de locuteurs francophones là où la présence d’anglophones se recommanderait du simple bon sens, l’enseignement des sciences et la reddition de la justice.
Les causes latentes en sont les frustrations qui, s’étendant sur la longue durée, ont généré un mécontentement généralisé dont l’effet le plus patent est l’éclosion de la conscience que tout, désormais, va mal, et qu’il faut, en conséquence, tout changer, en retournant purement et simplement à une situation ancienne, à ce jour, dépassée, le fédéralisme, voire, la sécession qui s’opérerait sur une base linguistique, plus exactement ethnolinguistique. Où l’on voit que, pourtant parlées par une infime minorité, les langues officielles, l’anglais et le français, confondues avec les ethnies, sont insidieusement tenues pour des facteurs pertinents et suffisants de discrimination entre nous.

Mobiles brouillés
Saisir au mieux les mobiles des compatriotes entrés en mouvement c’est aller au-delà du spectaculaire auquel le public s’est arrêté, ou plutôt, aura été rivé : après tout, il ne se prodigue pas lui-même ses propres reportages, qu’il regarde en revanche comme tout le monde. Il faut ainsi interroger en direction de cette sorte de dévoiement ethnolinguistique qu’on a vu se profiler derrière les thématiques initiales pourtant clairement exprimées par les acteurs des grèves et marches.
Ce dévoiement peut être le contrecoup d’une insidieuse propagande peignant aux couleurs de l’ethnie et de l’ethnicisme des revendications fondamentalement politiques dans le dessein inavouable de les dévaloriser en les rendant antipathiques et répulsives aux yeux du commun.
Comme de juste il produit ses effets de séparation et de division profitables uniquement à quiconque prône le fédéralisme, voire la sécession, l’une et l’autre forme de gouvernement étant insidieusement posées comme compatibles avec quelque découpage ethnique, mieux, ethnolinguistique du pays. Sans doute cela explique-t-il qu’à présent que se poursuit, dit-on, la répression du mouvement, rien, ou presque, ne s’élève là-contre : le dévoiement ethnolinguistique, peu en importe l’auteur, acteurs sociaux, Etat ou communicateurs, sème la confusion.  

Limites et problèmes
Si un tel dévoiement des revendications a pu être désavoué par les acteurs des marches, on n’a guère entendu ce désaveu, signe assurément d’une communication indigente, et donc limite manifeste d’un mouvement dont on ne serait, dès lors, guère surpris d’apprendre, un de ces jours, qu’il aura fini, lui-même, par reconnaître son impréparation, son spontanéisme, son contenu politique controversable, du moins en partie, la confusion entre sa direction technique et sa direction politique.
Qu’il passe ou non pour avoir échoué, le problème actuel de ce mouvement est de désamorcer l’instrumentalisation des identitarismes ethnolinguistiques dans la lutte politique : quand, de façon ostensible, des revendications profitables aux êtres humains sont fondées et portent sur des déficits en services publics et en infrastructures, elles n’ont nul besoin d’être peintes aux couleurs des ethnies. L’ethnicité est, en l’occurrence, le hochet qui barre inutilement la vue, exacerbe sans nécessité les tensions, et pose en le faussant un problème dont la solution bonne, équitable et juste ne saurait être ethnolinguistique.

Evolutions
Les évolutions possibles de ce mouvement sont les suivantes : l’arrêt ou la poursuite. Pour arrêter, il faut avoir quelque chose à négocier. Ce ne saurait être la sécession. Pour des raisons à la fois logiques et historiques. Historiquement, notre vivre-ensemble actuel, quelles qu’en soient les imperfections, est né sur les cendres de la sécession, ou en tout cas, du dépeçage invétéré et grossièrement intéressé des colonialistes. Il ferait beau voir qu’une partition nouvelle puisse s’opérer qui ne ravive, de quelque façon, les bons vieux appétits de possession, toujours à l’affût, dans un monde en pleine recomposition. Ce serait bien le diable qu’une scissiparité indéfinie ne soit déjà en projet dans le dessein d’appétits nouveaux encore mal connus. Logiquement, l’Etat, si clément et bonasse qu’on puisse se le représenter, ne peut accepter de négociation sur la sécession qu’au prix de sa propre autodissolution. Autant dire jamais.
Pour des raisons tout à la fois fondamentalement économiques et historiques, on voit mal s’opérer quelque négociation sur une forme à nouveau éventuellement fédérale de l’Etat. Morts en 1972 quand il a fallu placer les puits de pétrole sous le contrôle prioritaire des intérêts du Capital français, l’idée et le principe de fédération trainent les stigmates de cette séquence historique dans laquelle les experts, désormais, s’accordent à voir une belle entourloupe : l’Etat dit ‘’unitaire’’ de 1972 n’aura sonné que le tocsin de l’allégeance de la petite-bourgeoisie, aussi bien francophone qu’anglophone, au primat du Capital français en matière de pétrole. De sorte que  fédération et appropriation exclusiviste des ressources minières sont associées dans l’imagerie courante, faute d’une communication claire, transparente et saine sur la question. A cause aussi des excès verbaux assortis des appétits à l’avenant des maximalistes de toutes sortes au sujet de la question de l’Etat dans notre pays : quand, sur un plateau de télévision, aux heures de grande écoute, on peut déclarer que les ‘’Anglophones’’ ne constituent, électoralement parlant qu’un infime pourcentage sans intérêt dont on pourrait sans incidence se passer, on a sans doute pour soi le mérite de la franchise, d’ailleurs passablement obtuse, mais point forcément celui de la clairvoyance ni du sens des opportunités. Qu’on soit Anglophone soi-même, et militant du parti au pouvoir par-dessus le marché,  prouve simplement que dans cette affaire la ligne de partage des camps déborde infiniment les chapelles ethnolinguistiques, et touche fondamentalement à ce qu’il peut y avoir, ou non, de patriotique en chacun de nous.
Possible éventuellement et concernant la forme de l’Etat, la négociation ne peut porter que sur la décentralisation effective. Qui n’est pas la déconcentration administrative, fût-elle dite ‘’forte’’. Qui ne consiste pas à envoyer, de la capitale, des fonctionnaires dans les localités périphériques, en faisant suivre le chemin inverse aux renseignements et aux impôts. Fondamentalement politique, la décentralisation consiste à laisser les localités produire en leur propre sein, au moyen d’élections incontestables, leurs propres dirigeants. Qui n’usent pas des ressources à leur guise, selon leur fantaisie, c’est évident. Qui ne sont pas davantage privés de tout moyen d’action, cela aussi va sans dire.
Mais pour négocier, il faut être en position de pouvoir contraindre, sinon obliger l’Etat à accepter de négocier. A défaut il faut avoir en face de soi un pouvoir disposé à négocier, ou qu’on a soi-même, par sa propre conduite, rendu disponible à la négociation. Et qui n’est donc pas raide, sourd et autiste.
Et s’il faut poursuivre grèves, marches et manifestations, la question est de savoir : jusqu’où, s’il en existe les moyens, tout à la fois humains et logistiques à tout le moins, et si le contexte tout ensemble national et international le permet : depuis le principe de l’intangibilité des frontières posé en 1963, les partitions territoriales n’ont pu être possibles que voulues et imposées de l’extérieur, en fonction des intérêts et aspirations des Capitaux impérialistes, comme le montre le cas du Soudan du Sud, embrasé à peine né, (à en croire les médias, un éventuel génocide y serait même à présent redouté), alors que peu auparavant, on vantait le paradis que deviendrait  un Etat enfin ethniquement homogène. C’était sans compter la propriété essentiellement divisogène des intérêts des autres, qui tirent le pétrole des puits du Sud vers leurs pays à eux, via le port du Nord, en veillant simplement à ce que les ‘‘troubles’’ et ‘’désordres’’ à l’œuvre de part et d’autre ne paralysent que les Etats (dits ethniquement homogènes pourtant), amenuisant et réduisant du même coup au strict minimum, c’est-à-dire finalement à néant, leur capacité d’enrayer l’exploitation du surtravail des masses populaires.

Mémoire
En somme, initialement, que voulaient les grévistes et manifestants, et qu’ont-ils obtenu ? Entre ces deux questions se joue notre sort à tous, Etat, Pouvoir et Société. Il n’est, pour s’en aviser, que de remonter le cours de notre Histoire pratique commune. En décembre 1951, en préparation de sa prise de parole à l’Assemblée générale de l’ONU l’année suivante, Ruben Um Nyobè obtient de ses compatriotes, à son instigation réunis à Kumba, y compris de ceux d’entre eux que la fraude électorale colonialiste rattachera plus tard à notre grand voisin, le consensus populaire sur les points suivants : unification d’abord, indépendance ensuite, sous peine de se retrouver artificiellement fractionnés en entités non viables, capables tout juste de se gêner mutuellement, et incapables de faire  bloc contre l’ennemi  principal,  le grand Capital extérieur.
Le dévoiement fatidique, du moins ses prémices, commence avec l’éviction de l’UPC du jeu politique légal en 1955 ; il se poursuit avec l’assassinat de Ruben Um Nyobè en 1958 ; et cinq semaines plus tard, le début de l’implantation méticuleuse de tout ce qui, point par point, contredit le projet politique révolutionnaire de Ruben Um Nyobè et ses camarades. L’acmé, c’est ce qui s’est appelé la ‘’conférence de Foumban’’, sorte d’entente d’états-majors scellant la collusion entre éléments de la petite-bourgeoisie réactionnaire, par-delà leurs différences d’ethnies et de langues officielles.
Nous payons, à ce jour encore, cette erreur d’aiguillage. La question toutefois est désormais de savoir comment nous en sortir. Comment, quand surtout depuis le temps des UM, tout a été fait pour pulvériser le sentiment national, promouvoir et renforcer, en revanche, les identitarismes de toutes sortes, les chauvinismes ethnicistes, tout a été fait, leur institutionnalisation comprise, sans compter leur constitutionnalisation même. Nous en sommes là, faute d’avoir pu, ensemble, triompher d’un ennemi, autrefois commun et externe. De cet échec, il est résulté notre propension spontanée à nous recroqueviller, chacun sur nous-mêmes, et à percevoir dans le compatriote l’adversaire, et bientôt, l’ennemi, interne cette fois. L’Etat a, pour le moins, encouragé ce processus, quand il ne l’a pas impulsé. En ce sens, les événements qu’il réprime sont un peu son propre bébé.  
Que faire désormais ? Dans l’immédiat, il faut impérativement : 1. Construire la figure du Citoyen qui n’a que faire des appartenances ethnolinguistiques : le citoyen, en effet, est un Individu doté, non seulement de la Liberté, mais surtout du Pouvoir de prendre une part active à la marche des affaires publiques, en choisissant / élisant les acteurs politiques, ou en se faisant désigner comme tel, certes, mais surtout, en déterminant, en-deçà des acteurs, la nature même de la politique à mettre en œuvre, la qualité du Pouvoir à exercer, ses assises sociales, bien avant ses bénéficiaires principaux, ses indispensables contre-pouvoirs enfin.  Ainsi entendu, le citoyen constitue la limite irréfragable opposée à l’expansion tendanciellement totalitaire de tout pouvoir d’Etat. 2. Il faut aussi et surtout décentraliser le pouvoir politico-administratif et économique ; ce qui ne signifie pas offrir en pâture à l’insatiable appétit d’une caste petite-bourgeoise, ou même grande-bourgeoise, les ressources communes du sol et du sous-sol qui se trouveraient dans une région donnée, quelle qu’elle soit ; 3. Il faut enfin former les meilleurs de nos cerveaux, sans acception d’appartenance, ni d’insertion sociolinguistique, pour, nous-mêmes, en priorité, exploiter nos ressources minières, sous peine de devoir, bientôt, à leur sujet, nous affronter mutuellement, au profit de Capitaux externes, adossés à leurs vassaux internes, et à leur insidieuse instigation. Ainsi, aux événements de ces dernières semaines, la réponse n’est pas dans la répression : seulement dans une franche alternative démocratique, voire révolutionnaire ; qui va bien au-delà de la simple alternance ; qui limite l’expansion échevelée du pouvoir d’Etat par la construction du Citoyen ; qui décentralise la gestion entière du pays ; et qui se préoccupe enfin de l’avenir de nos ressources en formant dès à présent des cerveaux appliqués à leur exploitation endogène et judicieuse, réellement profitable, en priorité, aux masses populaires. Pour cela, il faut à terme, viser l’élaboration d’un véritable NOUS, d’une conscience réellement nationale, qui ne peut être telle qu’en ne se reconnaissant d’ennemi qu’externe et commun, imposant quelque destin commun, susceptible d’être converti en un commun dessein.  
Guillaume-Henri Ngnépi
Philosophe
Source: Germinal n°100, du 10 janvier 2017, pp 2 et 4