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Science Lettre ouverte à Jacques Fame Ndongo, mon frère

Lettre ouverte à Jacques Fame Ndongo, mon frère

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Ce n’est pas sans pincement au cœur que je prends aujourd’hui la plume pour écrire à quelqu’un envers qui, pour avoir entretenu d’intenses et fructueuses relations professionnelles pendant de nombreuses années, j’éprouve pas mal de respect. Certes, c’est sur fond de suspicion que ma relation avec le collègue Jacques Fame Ndongo commença au début des années 1990. À l’époque, Célestin Monga et moi, avions organisé le retour au Cameroun de Mongo Beti dont l’exil n’avait que trop duré. Fame Ndongo, auteur d’une thèse sur l’œuvre de Mongo Beti mais aussi conseiller en communication du prince, se positionna du côté de ceux qui percevaient l’initiative comme un geste de sédition. Ce qu’il fit savoir dans une interview imaginaire qu’il publia dans le journal Le Patriote, attribuant à Mongo Beti une sévère critique de Mme Frances Cooke, alors ambassadrice des USA au Cameroun, soupçonnée de collusion avec les partis d’opposition. Plus tard, Mongo Beti fit la connaissance de l’ami Jacques Fame Ndongo lors d’une cérémonie organisèe par les Services Culturels de l’Ambassade du Canada à l’occasion de la sortie

du numéro 42 de Présence Francophone contenant un important dossier sous ma direction sur l’œuvre du romancier, publié avec le concours financier de ladite ambassade. Lorsque Fame Ndongo se présenta pour lui demander un autographe, Mongo Beti ne put se contenir et l’agressa verbalement, à haute et intelligible voix, jetant alors un froid glacial dans la salle du très diplomatique banquet. J’avais pourtant mis les organisateurs en garde contre ce genre d’incompatibilités mais ils m’avaient répondu que la diplomatie c’était aussi un jeu d’équilibrisme !
Par la suite, je ne reverrai Jacques Fame Ndongo qu’après sa nomination au poste de Ministre de l’Enseignement Supérieur (Minesup) puisqu’entre temps, j’étais parti aux USA dans les conditions que je raconte dans Université des Montagnes. Pour solde de tout compte (2017). D’avoir gardé un pied à l’Université de Yaoundé où je dispensais des enseignements des 2è et 3è cycles m’obligeait à revenir régulièrement au pays où, par ailleurs, je travaillais ardemment à l’éclosion de l’Université des Montagnes (UdM). Raison pour laquelle je me permis, en compagnie de l’ami Fabien Nkot d’aller à la rencontre du nouveau Minesup pour négocier les conditions de l’évolution de l’UdM à laquelle Maurice Tchuenté, son prédécesseur, avait donné naissance. 
Pendant dix ans, de 2005 à 2015, j’ai travaillé assez étroitement avec le frère Jacques Fame Ndongo. Sans entrer dans les détails, j’ai accompli pour lui et pour le compte du Minesup, des missions informelles auprès de la Banque mondiale à Washington. Ce qui avait abouti à des réunions stratégiques avec les experts de la Banque mondiale au Minesup sous le regard médusé des proches collaborateurs du Ministre qui ne comprenaient pas à quel titre j’étais invité. En plus de m’intégrer dans des groupes d’études au Minesup tel que celui sur le « Plan Directeur de la Recherche », le Ministre Jacques Fame Ndongo interviendra énergiquement lorsqu’après le départ du collègue André-Marie Ntsobe du décanat de la Faculté des Lettres de l’Université de Yaoundé 1, son très zélé successeur, Daniel Abwa, entreprit de me rayer de la liste des enseignants. Alors que je m’y étais toujours préparé et m’apprêtais à accepter cela de bon cœur, j’eus la très agréable surprise d’entendre Abwa dire qu’il avait renoncé à son funeste projet parce que le Ministre Fame Ndongo, mis au parfum de son initiative, lui avait demandé de lever le pied. D’après les informations en sa possession, les cours que je dispensais et les services que je rendais aux étudiants et à l’Université de Yaoundé se comparaient très avantageusement, malgré mes va et vient entre les USA et le Cameroun, à ce que pouvaient offrir mes collègues qui étaient sur place à Yaoundé. Jamais, je n’avais entendu pareil compliment d’une autorité camerounaise. L’appréciation se confirmera par la lettre d’appui qu’il me donnera lorsque je décidai d’organiser à l’Université de Yaoundé 1 en 2009 un colloque en hommage à Fabien Eboussi Boulaga et que le recteur d’alors, un certain Oumarou Bouba manœuvrait pour saboter le projet (1).  
Mais revenons à l’UdM. Si on a pu un jour penser que cette institution pourrait faire la différence dans le paysage universitaire camerounais, c’est bien parce que Jacques Fame Ndongo, dans un contexte où tout le poussait à utiliser la puissance publique pour la saboter, a mis tout en œuvre pour la promouvoir et même pour accélérer son implantation et son enracinement. Sur ce plan, je crois pouvoir dire que, malgré des désaccords, nos débats francs et ouverts, nos échanges sur la problématique de l’enseignement supérieur au Cameroun l’ont amené, dans un environnement pourtant délétère, à nous encourager à tenir le cap. Et si aujourd’hui cette initiative se meurt, la responsabilité, contrairement à ce que peuvent prétendre certains, en incombe comme je le répète à satiété, plutôt à ceux-là qui, pour des raisons qui leur sont propres, ont abandonné le concept académique originel pour la transformer en banale mangeoire familiale au détriment du projet pédagogique fort ambitieux et plutôt original au profit de la jeunesse camerounaise. ‘Illusions perdues’, aurait pu s’exclamer Balzac !  Peut-être relaterai-je un jour les détails des discussions intenses et ô combien productives que j’eus avec Jacques Fame Ndongo et Fabien Nkot dans la recherche des solutions pour la bonne marche de l’Université des Montagnes dans un environnement où l’initiative privée laïque avait du mal à faire entendre sa voix. Il me souvient d’ailleurs que Fame Ndongo, comme le fit Joseph Owona en son temps, et sans doute au regard de mon opiniâtreté dans la gestion du dossier UdM, me demanda si je n’étais pas intéressé par un poste d’exécutif dans une université publique ! Et lorsque, la mort dans l’âme quelques années plus tard, j’allai lui confirmer ma mise à l’écart de l’Université des Montagnes, il me présenta au Secrétaire Général de son Ministère et l’invita à lui soumettre sans tarder tout projet de création d’institution que je pouvais avoir dans mon escarcelle.
Comme je l’ai souvent dit et redit à Fame Ndongo, il sait que je ne partage point son positionnement politique et, d’ailleurs, je ne pense pas que ce soit un préalable pour que des citoyens d’un même pays puissent travailler ensemble à la construction nationale. Ses passes d’armes avec les adversaires politiques du régime qu’il sert m’intéressent peu. Il est vrai que la gestion de l’enseignement supérieur public par le collègue Jacques Fame Ndongo est loin d’être révolutionnaire mais quel autre secteur socio-économique ou culturel de notre pays peut se targuer d’être un modèle d’innovation? Pour autant, faut-il descendre toujours plus bas au risque de se retrouver véritablement dans la caverne ? C’est vrai que la dérive autocratique du régime nous y préparait mais j’ai été littéralement abasourdi de voir avec quelle désinvolture le Ministre, qui n’est pourtant pas un produit de l’Enam (École nationale d’Administration et de Magistrature) mais bel et bien un professeur des universités, traite désormais ses collègues dans l’exercice de leurs fonctions académiques. C’est donc au collègue que je m’adresse ici et non à l’homme politique.
Le traitement que subit aujourd’hui Felix Agbor Balla Nkongho de l’Université de Buea ne peut en aucune manière me laisser indifférent et je me sens obligé d’interpeler mon collègue et frère Jacques Fame Ndongo, pour lui rappeler, au cas où ils lui auraient échappé, quelques principes élémentaires des franchises universitaires et des libertés académiques. Je me garderai bien d’évoquer l’épineux sujet de l’autonomie des universités publiques, conscient que l’acte discrétionnaire de nomination fait partie du clientélisme régnant. L’aspect que je vais aborder est, il est vrai, déjà d’une délicatesse avérée lorsque l’on a affaire à quelqu’un dont on a du mal à savoir ce qui l’emporte entre l’uniforme de son parti, la toge universitaire ou les parures de grand chancelier des palmes académiques. Certes, les libertés académiques n’ont pas une appréhension universelle. Aux USA, on insistera sur la déontologie qui relève davantage des coutumes ou d’un ensemble de pratiques à la manière de la « Constitution » de la Grande Bretagne alors que dans le monde francophone ou français pour être plus précis, on aura tendance à codifier les franchises universitaires et les libertés académiques. Reconnaissons en tout cas qu’il faut un minimum de transparence et de règles connues de tout un chacun pour permettre à quiconque intervient comme enseignant de remplir sa mission. Et d’ailleurs, en la matière, tous les analystes tombent d’accord sur le principe selon lequel la liberté académique est la structure fondamentale de l’Université, qu’elle n’est pas faite pour le plaisir des enseignants mais pour le bien-être de la société au profit de laquelle ils exercent leur métier. Car ce n’est qu’à cette condition là que l’enseignant-chercheur peut se lancer dans la recherche et la transmission de la vérité. Citant Karl Jaspers, Olivier Beaud écrit justement à ce propos : « La tâche de l’Université est de permettre la recherche de la vérité à la communauté des chercheurs et des étudiants […] la recherche gratuite de la vérité, en tant que finalité, s’appuie sur le moyen d’une institution, qui est justement l’Université » (2) .
Il est vrai qu’au Cameroun, l’université est née dans des conditions singulièrement hybrides dans les années 1960 et à son tour, l’Université de Buea fut enfantée en 1993 par césarienne dans une indescriptible chienlit. Après plus de soixante ans d’indépendance, nous aurions pu donner, me semble-t-il, une identité à nos universités de manière à nous éviter la honte des errements actuels.
Sans vouloir entrer dans les détails de l’affaire Felix Agbor Balla Nkongho, il est difficile de comprendre que le Ministre de l’Enseignement Supérieur mette un enseignant d’Université sur la sellette, non pas parce qu’il est accusé d’incitation à la haine raciale/tribale, d’injures, de diffamation, de négationnisme ou de harcèlement sexuel, mais pour un banal sujet d’examen donné aux étudiants, sujet portant sur une question d’actualité nationale : «The Anglophone crisis since 2016 was caused by lawyers’ and teachers’ strikes. Assess the validity of this statement./La crise anglophone a été causée depuis 2016 par une grève des avocats et des enseignants. Évaluez la validité de cette déclaration ». À se demander si l’Université de Buea n’est qu’une école de formation des cadres du parti ou si elle se confond désormais à la CRTV (Cameroon Radio and Télévision), à Cameroon Tribune, à tous ces appareils idéologiques d’État ! Le Chancelier ou le Recteur est-il devenu le ministre de l’Administration Territoriale ou le Ministre de la Communication, Porte-parole du Gouvernement ?
Il me souvient qu’à la fin des années 1980, le chef de mon Département à l’Université de Yaoundé, un certain Pierre Ngijol Ngijol, de sinistre mémoire, prenait plaisir à jouer au mouchard et transmettait mes sujets d’examens aux autorités administratives et policières. Il n’était pas particulièrement compétent dans mon domaine de spécialité et il faut dire que je ne manquais pas de le lui faire savoir. Pour me jeter en pâture aux hommes de la police politique de Fochive, il leur envoyait mes sujets d’examen avec des mises en garde sous forme de cours de morale qu’il me faisait aussi parvenir. « nous devons éviter soigneusement dans la formation de nos étudiants toute position maladroite ou tendancieuse susceptible de les jeter éventuellement dans des désordres »(3). Il s’agissait pourtant de sujets tirés des récits transposant sans doute le réel de notre continent/pays.
On pourrait également revenir ici sur le cas de Issidor Noumba, jeune enseignant d’économie qui, en 1992 fut accusé, sommairement jugé et suspendu d’enseignement et de salaire pendant deux longues années. Ce dernier avait osé proposer un sujet d’examen que les autorités avaient jugé in-orthodoxe. Entre autres passages, le sujet comportait les énoncés suivants :
« […] un monarque […] dirige l’empire de RUFEERAL d’une main de fer. […]. Théoriquement, le régime politique de l’empire RUFEERALOIS est caractérisé par la séparation des pouvoirs. Mais dans la réalité, l’empereur est le joueur dominant du système : il nomme et révoque les ministres, les membres du corps de la justice, les gouverneurs de province, influence le choix des députés et du président de l’assemblée, etc.. Dans cet empire, il est très fréquent que l’État transgresse ses propres lois. La hiérarchie des normes juridiques n’est pas toujours respectée et la liberté d’expression reste un objectif lointain.» (Extrait de l’épreuve de juin/juillet 1992)
Il faut rappeler qu’à l’époque l’enseignement supérieur était entre les mains de l’insondable duo Peter Agbor Tabi, Chancelier de l’Université de Yaoundé d’alors et Titus Edzoa, Ministre de l’Enseignement supérieur. Pour avoir personnellement eu affaire à Agbor Tabi en tant qu’enseignant et membre élu du Conseil d’Administration de l’Université bien avant son arrivée, je dois avouer qu’il faisait plutôt figure de légionnaire, comparativement à son prédécesseur, le Chancelier Joël Moulen, un universitaire et un administrateur aux qualités affirmées, en tout cas un professionnel reconnu. Rétrospectivement, il me semble que le traitement infligé au collègue Noumba pouvait s’inscrire dans l’ordre du « normal » dans l’univers de Peter Agbor Tabi qui se comportait non pas comme le gestionnaire d’une institution universitaire mais plutôt comme un baroudeur en mission commandée. Et dire que par la suite, il fut promu…ministre de l’Enseignement supérieur ! Hallucinant.
La méthode en réalité, relève d’une stratégie d’intimidation bien élaborée, et bien ancrée pour mettre en garde tout enseignant qui pourrait être tenté de faire penser autrement. Sous nos cieux, l’enseignant ne doit être qu’un sursitaire et l’université une espèce de purgatoire. À y regarder de près, on sait que Issidor Noumba, pour prendre son exemple, était un membre actif du Syndicat national des Enseignants du Supérieur (Synes(4)) qui venait de naître et qui donnait des sueurs froides aux gouvernants. On sait aussi qu’il flirtait avec l’un des partis de l’opposition politique le plus redouté de l’heure. À l’époque, certains autres collègues qu’on ne pouvait pas accuser de proposer de sujets délictueux mais qu’on soupçonnait de pensée dissidente, pouvaient être arbitrairement mutés d’une institution à l’autre, ce qui dans la tradition universitaire est une aberration. L’enseignant est censé être recruté pour un poste spécifique dans un établissement précis. Mon cas n’avait pas vraiment prospéré, sans doute parce que l’initiative venait d’un collègue qui s’était trompé de cible. Alors que Ngijol me soupçonnait d’être sur le startingblock de la lutte pour le pouvoir, l’expérience montrera aux yeux de tous que mes ambitions étaient ailleurs et que ses manœuvres d’intimidation étaient sans objet. Dans le cas de Felix Agbor Balla, on peut pratiquement dire qu‘au regard de l’environnement socio-politique, son limogeage était attendu tant il est vrai qu’en plus d’être un défenseur des droits de l’homme, concept avec lequel le pouvoir a maille à partir, il est un des leaders du mouvement anglophone qui donne des insomnies au régime.
Tout compte fait, il est évident que dans notre pays, l’université n’est qu’un instrument du pouvoir au même titre que les autres appareils idéologiques d’État. Tout est mis en œuvre pour que les sbires du régime y occupent des positions privilégiées. On n’a pas encore compris que l’enseignement universitaire doit produire un savoir, un savoir qui se renouvelle et qu’il se doit d’offrir un espace de mise en question de notre société. Sans être exclusivement fonctionnel comme le souhaitent certains courants de pensée contemporains, l’université doit réfléchir sur la société dans laquelle elle vit. Pour ce faire, l’enseignant, sans nécessairement bénéficier de ce qu’Olivier Beaud appelle privilège d’extraterritorialité, doit jouir d’un statut, en termes d’immunité, au moins semblable à celui dont jouit le député de l’Assemblée Nationale. Évidemment, on pourrait redouter des abus et se demander si l’enseignant fera bon usage de ce genre de privilège. Mais pareilles craintes ne seraient fondées que si, au départ, le recrutement ou les promotions se font sans la rigueur nécessaire, comme on semble d’ailleurs l’observer depuis quelques années. Qui l’eût cru?  Dans un inextricable cafouillage, le Cameroun recrute des enseignants d’université par centaines à partir du Minesup, sous la supervision du cabinet du Premier Ministre et les dispatche dans les établissements comme on le ferait pour des écoles primaires ou des lycées de la République ! Une honte !  Du jamais vu nulle part ailleurs dans le monde. Mais encore une fois à regarder de plus près, pareille « innovation » dans le mode de recrutement peut n’être qu’une nouvelle manière d’aveulir l’enseignant de l’université de manière à ce qu’il considère justement comme superflue toute revendication ayant trait aux libertés académiques.
Rester silencieux face au traitement qu’on fait subir à Felix Agbor Balla et à la forme de plus en plus hideuse que prend notre enseignement supérieur reviendrait à accepter d’être complice en oubliant ou plutôt en enterrant les valeurs cardinales qui m’ont permis de faire une exaltante carrière d’enseignant ici et ailleurs. Et en définitive, je me demande aussi si c’est bien là le genre de legs que le frère Jacques Fame Ndongo aura voulu pour l’Université camerounaise après une longévité inégalée à la tête du Minesup !
Ambroise Kom
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(1) Lire, “L’événement dans l’événement”, in Fabien Eboussi Boulaga, l’audace de penser, Paris, Présence Africaine, 2010, p.9-14
(2) Olivier Beaud, “Les libertés universitaires”, Commentaire 2010/2, N0 130, p. 471; https://www.cairn.info/revue-commentaire-2010-2-page-469.htm
(3) Ambroise Kom, Université des Montagnes. Pour solde de tout compte, Rouen, Éditions des peuples noirs, 2017, p. 65.
(4) Jongwane Dipoko, le premier président du Synes, sera agressé à l’arme blanche et aura les doigts tranchés. Il était enseignant de physique à la Faculté des Sciences.