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Gestion tribaliste du Cameroun: la preuve par le Mfoundi

Gestion tribaliste du Cameroun: la preuve par le Mfoundi

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Les Camerounais se sont tellement accommodés au tribalisme comme mode de gestion de l’Etat, que les tribus peuvent se substituer au Parlement, avec l’aide de la Presse, pour porter toutes les revendications de chacune d’elles, non pas au gouvernement, mais directement au Chef de l’État qui apparaît désormais comme seul et exclusivement capable d’apporter réponse à tous les desirata. Ce qui n’est d’ailleurs qu’une fatale illusion, puisque ce Chef de l’État, constamment absent, serait même devenu « définitivement inaccessible » comme ressenti par le patriarche Onambélè.
Malheureusement, les memoranda qui portent ces revendications plutôt communautaristes que républicaines, n’aboutissent presque toujours quand c’est le cas, qu’à la propulsion dans la haute administration, ou la gestion des entreprises publiques et parapubliques, d’individus sans autre compétence appropriée que leur appartenance tribale (ou ethnique). Et cela, même quand ils sont inconnus dans ce que la constitution fractionnelle (ou fractionniste) de 1996 appellerait « leur village d’origine ».
Ce mode de gestion de la nation, dont le but recherché est le clientélisme politique générateur de fiefs électoraux, justifie toujours la

nomination des ministres au gouvernement. Tout le monde voit bien qu’il entraîne un nivellement de la société par le bas, le mérite étant exclu de ses paramètres. Mais le système gouvernant s’en accommode et le maintient, parce qu’il correspond à sa vision du pouvoir qui n’est point un mandat de service public, mais seulement la prérogative acquise de distribuer les ressources publiques en prébendes (ou à la manière d’un gâteau de fête) à ceux qui sont partie au système.
Ce partage du gâteau national se manifeste par le fait de confier invariablement certaines fonctions, et de manière exclusive et systémique, aux ressortissants d’un village, d’un département ciblé, d’une ethnie, ou d’une région, chacun succédant poste pour poste à son frère, ou son cousin le cas échéant. La constance de cette pratique accrédite dans la tête des villageois que le portefeuille ministériel ou la direction générale de X société confiée à leur ressortissant, est bien leur « part du gâteau national ». D’où les fréquents « messages de remerciements et de gratitude » adressés (trop facilement par la presse) « A Son Excellence… parce qu’il a pensé à notre fils » ou de « revendications » « parce qu’il nous a oubliés ».
Dans cette logique, c’est désormais un réflexe automatique pour le Camerounais qui entend le nom de l’heureux bénéficiaire d’un décret présidentiel, de s’enquérir plutôt et avant tout de son ethnie, que de sa compétence ou de ses charges. A tel enseigne qu’on est hors du temps, même quand on s’appelle Christian Cardinal Tumi, si on constate qu’« une certaine région s’est accaparé de la gestion administrative de l’ensemble du pays (occupant postes de gouverneurs, préfets, sous-préfets et ministres, etc. ou Direction générale des entreprises publiques) ».
Feu Charles Atéba Yene ne disait au demeurant pas autre chose en dénonçant ce qu’il a appelé « pays organisateur », et le mémorandum des patriarches du Mfoundi ne dément ni l’un ni l’autre quand il dit à M. Biya : « Votre pouvoir est en train de devenir tribal et même familial, puisque tous les postes de pouvoirs et d’argent vont de plus en plus chez les Bulus et les Nanga-Eboko, dont seuls les suffrages n’ont jamais suffi pour vos réélections successives aux différentes consultations électorales ». Est ainsi confirmé tout haut ce que tout le monde pensait tout bas depuis 34 ans.
Avec du recul, cette banalisation du tribalisme qui n’est pourtant pas un paramètre de la démocratie, apparaît comme l’implicite, le « non dit » du mielleux discours de M. Biya sur la démocratie, au moment où il avait besoin de la sympathie des Camerounais. Sur la démocratie, comme sur l’unité nationale, « L’homme du Renouveau » n’était-il pas en train de nous berner? Lors de sa visite officielle, le 11 juin 1983 dans ce qui était alors la « Province du Centre-Sud », il tient les propos suivants :
« Les plus égoïstes parmi nous doivent au moins avoir la conscience aiguë que personne dans ce pays ne peut se baser sur une seule tribu ou un groupe ethnique pour réaliser quoi que ce soit de durable, d’efficace et de stable ». Et plus loin : « Nous devons lutter pour faire disparaître toutes les entraves objectives à la consolidation de l’unité nationale sans laquelle nos efforts de construction nationale demeureraient fragiles. Je veux parler du tribalisme, du clanisme, du favoritisme, des intrigues, des manœuvres d’intoxication, de provocation et de division ».
Lorsqu’on a tenu des propos aussi engageants au moment de prendre le pouvoir, comment peut-on ensuite rester de marbre devant les agissements contraires et parfois criminels, tels que dénoncés ci-dessus, s’il ne s’agissait pas de tromperie politique ? On peut, comme font les populations du Sud à propos des promesses faites au Comice d’Ebolowa par M. Biya, accuser l’entourage du Président. Mais, c’est bien ce dernier qui promet et n’ordonne pas, ou ne contrôle pas quand il a ordonné, ou ne sanctionne pas quand il a contrôlé.
A côté de la répression, Ahmadou Ahidjo a fait dans ce pays des choses qui permettent encore de retrouver le nom du Cameroun sur une carte du monde, mais il nous a surtout légué la peur dans les esprits et les cœurs. Laquelle peur nous a fait accueillir en messie, les yeux fermés, l’homme qu’on hésite à peine, 34 ans plus tard, à présenter comme un vrai « marchand d’illusions ».
A défaut de nous avoir « apporté » la démocratie et le bien-être promis, M. Biya n’est-il pas en train de nous léguer une authentique civilisation du double langage, de l’intrigue, de la corruption et du mensonge politiques où chaque concept énoncé signifie exactement son contraire? C’est dans une telle civilisation que la politique se définit comme l’art de tromper un peuple.
Depuis la publication dans la presse, du « Mémorandum du Mfoundi », les populations du Département vivent, entre leur patriarche et leurs élites gouvernementales, une tension sociale qu’on qualifierait de « tempête dans un verre », si en lui-même et à lui tout seul, ce mémorandum ne s’avérait une preuve par neuf de la « tribalisation » systémique du pouvoir, ou du tribalisme d’État au Cameroun.
On en croyait la publication autorisée par le sieur Onambele Zibi, son auteur présumé en tant que porte-parole « des patriarches des peuples du Centre et de l’Est ». Et alors qu’ensuite il faisait semblant d’en renier la paternité, menaçant même de poursuites judiciaires le journal qui l’avait publié, des ministres « autochtones » du Mfoundi prétendant parler au nom des 44 familles du Département, ont en réaction annoncé sa « mise en quarantaine » (comme non habilité à parler au nom de la Communauté), l’accusant d’être l’auteur d’un « mémorandum profondément anti Biya ». Il s’ensuit une guerre de légitimité représentative de ce que le patriarche a appelé « les peuples du Grand Centre et de l’Est ».
Une chose est sûre : la controverse sur la nature, la parenté, l’opportunité ou la légitimité représentative, n’établit pas que le contenu du mémorandum soit l’œuvre d’un individu, et que ceux qui le renient publiquement ne l’aient pas approuvé en privé. Si sa fuite à travers la presse crée des vagues, son contenu ne semble mis en cause par personne. Et c’est cela qui est intéressant.
Nous avons toujours dénoncé le « faire semblant démocratique » qui veut que le multipartisme camerounais ne soit qu’un « monolithisme pluriel », où les plus courageux des partis d’opposition ne sont qu’alibi parlementaire, toute possibilité d’alternance étant verrouillée par une Fonction publique acquise au RDPC.
Avec la même constance, nous avons dénoncé le paradoxe d’un « équilibre régional » qui se traduit, à titre indicatif, par le fait que sur 21 postes de Commissaires de police dans la ville cosmopolite de Douala, plus de 15 soient occupés par des originaires de la « communauté sociologique » du chef de l’État); ou par le fait que les services centraux d’un Ministère soient aux mains d’une chaîne de responsables dont la langue officielle de service n’est ostensiblement ni le français, ni l’anglais, mais la langue maternelle que chaque usager du service public doit pour être servi.
Lorsque la tribalisation du pouvoir conjugue avec l’équilibre régional (version RDPC), ils engendrent le népotisme. Lequel va transférer la représentation des tribus dans la mangeoire aux dynasties familiales. De sorte que chaque tribu est finalement représentée en exclusivité dans le système par une ou plusieurs mêmes familles (père, mère et enfants). Le père est ministre, la mère est fonctionnaire, les enfants sont préfets ou sous préfets, officiers supérieurs ou subalternes dans la gendarmerie, l’armée ou la police, DG ou cadres dans une entreprise d’État, magistrats, et j’en passe… et ils sont tous (de gré ou de force) militants du RDPC. Ils doivent donc, naturellement, voter et faire voter pour maintenir au pouvoir le Président Biya qui est le propriétaire du parti au pouvoir dans lequel il les a « entraînés », en leur donnant sans doute des gages qu’ils n’y perdraient jamais au change s’ils lui donnent leurs suffrages pour la vie.
Comme un masque qui tombe, le mémorandum du Mfoundi dévoile le RDPC sous la forme d’un embrigadement du peuple camerounais, spolié de son administration publique par M. Biya, en faveur d’une ethnie politique qui s’appelle « élite intérieure et extérieure », et dans laquelle les convives attablées à la mangeoire ont le droit de se plaindre, de menacer leur créateur, quand ils ont l’impression que la distribution des bons morceaux se fait à tête chercheuse. « Les patriarches des peuples du Centre et de l’Est » sont donc bien dans la logique du système.
En fait, c’est tout le peuple camerounais, Bétis-Bulus compris, qui est la victime résignée de cette tribu (ou ethnie) nationale créée de toutes pièces – au propre comme au figuré – par M. Biya, pour garantir sa longévité au pouvoir, moyennant « marchandages des suffrages ». En devenant le fou du roi qui dit sans dire, mais en disant quand même, ce qu’il faut que le roi entende, le patriarche Onambélè a honoré la mémoire de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément». On pourrait aussi penser aux Banen du Cameroun qui disent que « la bouche parle de l’abondance du cœur »
Le mémorandum rappelle au Président quelque chose que les Camerounais et leurs médias n’ont jamais cessé de déplorer, et jusqu’à ces derniers jours à propos de la catastrophe ferroviaire du 21 octobre 2016 : « Vous êtes devenu d’abord absent, puis définitivement inaccessible ». Cette vérité pourtant incontestable et injustifiée n’était apparemment pas encore perçue par le clan minoritaire gouvernant, qui se croit, à tort ou à raison, propriétaire du RDPC et du pouvoir, en raison des suffrages marchandés de leurs familles.
Quelles « circonstances uniques » ont obligé les patriarches Beti à adresser au président cette correspondance que beaucoup d’entre eux, disent-ils, « considèrent comme une des dernières » ? Bien malin qui peut le dire pour l’instant. Toujours est-il que leur prose est sans équivoque : «Le RDPC, le parti au pouvoir dans lequel vous nous avez entrainés, ne vous appartient plus. D’ailleurs, nous y avons toujours occupé des positions subalternes. Aujourd’hui, votre Secrétaire général, Jean Nkuete a créé un autre RDPC, plus proche des ambitions politiques des siens, et contrôlé par ceux de sa tribu, les Bamiléké […] nous vous annonçons notre départ du RDPC-là pour autres formations politiques plus proches de nos aspirations, et qui nous considèrent comme des citoyens à part entière. […] Nous vous avons toujours donné nos suffrages dans les marchandages. Cela ne sera plus le cas. Ce marché de dupe doit s’arrêter. Car, après vous, un autre pouvoir nous fera payer notre fidélité naïve et aveugle à votre endroit».
Si ces dignitaires du régime voulaient faire chanter leur chef, ils ne s’y prendraient pas autrement. Sauf qu’il serait surprenant que M Biya trouve de quoi fouetter un chat dans cette charge émotive circonstancielle dont la violence même indique la dérision.
Où ce mémorandum est conséquent par contre, c’est la confirmation délibérée ou non, que la nation Camerounaise est sous l’emprise d’une oligarchie dont chaque membre peut penser et agir comme si le pouvoir d’État et le parti qui le confisque pour le moment, étaient une propriété tribale, menacée de tomber dans les mains d’une autre tribu que celle de son détenteur actuelle, parce que chaque tribu aurait le droit ou la possibilité de tout faire pour ne pas les perdre au profit d’une autre. Il n’y a qu’un mot pour identifier ou qualifier un tel régime : conflictogène
Les patriarches du Centre et de l’Est nous auront ainsi donné l’opportunité de proposer à M. Biya et son RDPC, que s’ils veulent la paix pour demain dans ce pays, qu’ils préparent (ou fassent) la guerre contre cette gestion tribaliste en vigueur qui est dangereusement conflictogène, et qui par conséquent, nous promet des lendemains qui déchantent.

Jean-Baptiste Sipa
Source: Germinal n°097 du 7 novembre 2016