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Politique Eloge de l’équilibre régional

Eloge de l’équilibre régional

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altLe principe constitutionnel de l’équilibre régional, que l’on retrouve sous l’appellation de programmes dits de discrimination positive – encore appelés « action positive », « affirmative action », « intégration positive », « programmes de répartition régionale » (Etats-Unis), « azioni positive » (Italie), « inégalité compensatrice », « promotion positive », « mesures de redressement temporaires », « mesures positives » (Suisse), « mesures spéciales et concrètes » ou de « non-discrimination active », est cristallisé par l’alinéa 4 de l’article 57 de la Constitution camerounaise du 18 janvier 1996.
Cette disposition prévoit expressément que « [l]’Etat veille au développement harmonieux de toutes les collectivités territoriales décentralisées sur la base de la solidarité nationale, des potentialités régionales et de l’équilibre inter-régional » (italiques ajoutés).

L’équilibre régional ailleurs
Ailleurs en Afrique, l’alinéa 5 (2) de l’article 35 de la Constitution éthiopienne du 6 décembre 1994 reconnaît notamment aux nations et nationalités ou peuples éthiopiens « le droit à une représentation équitable » au sein des gouvernements régionaux et du gouvernement fédéral, tout en protégeant l’utilisation de leur langue, en assurant leur autonomie administrative et leur représentation. L’article 36 de la Constitution ougandaise du 22 septembre 1995 engage pareillement l’Etat ougandais à assurer une « fair representation of marginalized groups on all constitutionnal and other bodies ». Au Nigeria, pays voisin du Cameroun, depuis 1979, la Constitution prévoit que
[t]he composition of the Government of the federation or any of its agencies and the conduct of its affairs shall be carried out in such manner as to reflect the federal character of Nigeria and the need to promote national unity, and also to command national loyalty thereby ensuring there shall be no predominance of persons from a few states or from a few ethnic or other sectorial groups in that government or in any of its agencies(1)  (nous soulignons).
La Cour suprême du Canada ne tient pour légitime qu’« [u]n Etat dont le gouvernement représente l’ensemble du peuple ou des peuples résidant sur son territoire, dans l’égalité et sans discrimination ». Elle y voit du reste un gage du « maintien de son intégrité territoriale en vertu du droit international et [de] la reconnaissance de cette intégrité territoriale par les autres Etats. » A défaut d’une telle représentation, un peuple « qui se voit refuser un accès réel au gouvernement pour assurer [son] développement politique, économique, culturel et social » peut être considéré comme « colonisé ou opprimé » (affaire du Renvoi relatif à la sécession du Québec, Renvoi par le Gouverneur en conseil au sujet de certaines questions ayant trait à la sécession du Québec du reste du Canada, [1998] 2 R.C.S. 217; 161 D.L.R. (4 e) 385; 115 Int. Law Reps. 536), para. 154).

L’équilibre régional en droit international
En droit international, l’équivalent de l’équilibre régional est le « principe de la représentation géographique équitable » ou « principe de la distribution géographique équitable ».
Historiquement, on le découvre dans le Projet de Convention relatif à la création d’une Cour permanente d’arbitrage de 1907. Mais sa mise en œuvre remonte au Traité de Versailles de 1919 (article 395) et à la création de la Société des Nations (SDN) en 1920. L’article 10 du Statut de la Cour permanente de Justice internationale avait en effet déjà prévu la représentation des « principales formes de civilisation » et des « divers systèmes juridiques du monde » comme exigences de sa composition.
Le principe de la répartition géographique équitable surgit comme une conséquence de la nécessité de « refléter les diverses tendances et les divers intérêts », c’est à dire la représentation des « principaux systèmes juridiques du monde », synonyme de « diversité culturelle », au sein des organes restreints des organisations internationales, où la représentation de tous les Etats parties s’avère impossible. De la sorte, il participe du souci d’assurer la représentativité et, partant, la légitimité et l’efficacité des décisions des organes restreints des organisations internationales, que ceux-ci soient à caractère technique, politique, économique ou judiciaire.
Quant à l’administration de la SDN, il est rapporté que « the Secretary-General assembled a widely representative staff of able assistants » (A. LeRoy Bennett/James K. Oliver, International Organizations. Principles and issues, 7th éd., New Jersey, Prentice Hall, 2002, pp. 36, 413 et 415). Le fait est que le tout premier Secrétaire Général de la SDN, Sir Eric Drummond, “insisted from the earliest stages that the League Secretariat should be truly international in composition, responsabilities, loyalties and spirit” (ibid. p. 415). De fait, plus de trente nationalités étaient représentées dans le Secrétariat de la SDN. Les auteurs précités expliquent que “[e]ach of the major powers insisted on having one of its nationals in a key position on an assigned basis, so that a Frenchman would always be replaced by a Frenchman, an Italian by an Italian, and so forth” (ibid.). Depuis lors, le principe de la répartition géographique équitable est consubstantiel au droit de la fonction publique internationale. Philippe Sands Q. C. et Pierre Klein notent qu’au sein des organisations internationales, “[t]here are […] two main principles guiding recruitment : the first is that of the personnal capacity of the applicant, the second that of securing a balanced geographical distribution” (Bowett’s Law of International Institutions, 6th ed., London, Sweet & Maxwell, 2009, p. 309). Aamir Ali fait quant à lui pertinemment observer à cet égard qu’« aucune organisation ne pourrait fonctionner sans un équilibre politique régional des postes les plus élevés ».
L’importance de ce principe s’explique par son rôle dans la crédibilité, l’indépendance, l’impartialité, la légitimité et dans l’efficacité opérationnelle des organisations internationales qu’il permet d’inscrire dans une perspective authentiquement internationale et multiculturelle, voire « trans-civilisationnelle ». Ainsi que l’observe Bardo Fassbender, le principe de la répartition géographique équitable « has a ‘higher meaning’ which can be captured with the two notions of legitimacy and authority » (« The Representation of the ‘Main Forms of Civilizations’ and of the ‘Principal Legal Systems of the World’ in the International Court of Justice », in : Alland (Denis) / Chetail (Vincent) / Frouville (Olivier de) et Vinuales (Jorge E.), Unité et diversité du droit internationalÉcrits en l’honneur du Professeur Pierre-Marie Dupuy, Leiden / Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2014, 1007 pp., pp. 581-597 (spéc. p. 595)).
Dans le contexte africain, le Juge Keba Mbaye expliquait, quant à lui que, dans les institutions panafricaines, le chiffre onze « tient compte de la répartition géographique équitable que l’usage en vigueur à l’OUA consacre entre le Nord, l’Est, l’Ouest, le Centre et le Sud de l’Afrique ».
Comme l’équilibre régional pratiqué au sein des Etats, la répartition géographique équitable assure la participation des groupes défavorisés ou sous-représentés au plan économique, social ou politique, quel que soit leur rapport à l’ensemble de la société, y compris les femmes. Le premier critère de représentativité des institutions identifié par Jacques De Vile et Nico Steytler est en effet la juste représentation de certains groupes défavorisés (y compris les femmes).

La pratique camerounaise de l’équilibre régional
L’équilibre régional s’applique à l’échelle nationale comme à l’échelle locale. Il s’agit d’un principe dont Luc Sindjoun souligne le caractère primordial, car il n’est autre chose que la mise en œuvre du principe, plus général, de participation des différents groupes sociologiques du pays dans la composition des équipes dirigeantes au niveau national. Cet auteur en infère qu’il est le « nerf d’acier de la composition des gouvernements » au Cameroun (2).
Un autre observateur averti de la scène politique camerounaise, Laurent Mbassi, note que « la préservation des équilibres géopolitiques a, de tout temps depuis l’indépendance, fait l’objet d’une saisie et d’un traitement particuliers au Cameroun »(3) . L’on retrouve une trace de cette pratique dans le texte fondateur du Rassemblement camerounais (RACAM) adopté le 6 avril 1947. Il s’agit d’une sorte de gouvernement provisoire ou d’assemblée constituante – qualifiée « d’embryon de nation camerounaise » et de « congrès » de « l’électorat camerounais tout entier » – constituée en gouvernement et dotée d’une assemblée et d’un drapeau.
La protection du droit de participation de tous aux affaires communes en droit électoral (élections municipales, des députés et sénatoriales) est un prolongement de la représentation des principales composantes de la nation dans les différentes structures de l’Etat, par le truchement du principe de l’équilibre régional. L’exigence de prise en compte des composantes sociologiques s’offre, en effet, comme une variante électorale de l’équilibre inter-régional, si l’on prend en considération le fait que « the entitlements enjoyed at the central government level should also be enjoyed at all levels below » (F. Palermo et J. Woelk, “No Representation Without Recognition: the Right to Political Participation of (National) Minorities”, European Integration, 2003, vol. 25 (3), pp. 225-248 (spéc., p. 238).

L’équilibre régional n’est pas synonyme de médiocratie
Dans son versant international comme dans sa version interne, au sein des Etats, l’équilibre régional n’est guère synonyme de médiocratie. A l’international, la prise en compte de la nationalité s’impose pendant les recrutements, afin d’inspirer une totale confiance aux Etats membres des organisations internationales. Le critère de nationalité des agents internationaux est de ce fait primordial.
La prise en compte de l’ethnie est tout aussi cruciale à l’échelle nationale. Comme y insiste G. Vandersanden, « [u]n équilibre doit être trouvé entre une répartition géographique harmonieuse et des objectifs de compétence poursuivis par la procédure de concours dans l’intérêt de service. On ne peut dire, d’une manière générale, que cet équilibre se trouve nécessairement au milieu de ces deux tendances. L’une peut justement l’emporter sur l’autre et réciproquement » (« Le recrutement des fonctionnaires et agents dans les organisations internationales », Journal du Droit international, vol. 3, 1982, pp. 674-675).
Le principe de la répartition géographique équitable n’est pas, en effet, en contradiction avec les principes de transparence, de sélection équitable, d’objectivité, de compétence et de mérite. L’article 9 du Statut de la CIJ prescrit ainsi que, « [d]ans toute élection, les électeurs auront en vue que les personnes appelées à faire partie de la Cour non seulement réunissent individuellement les conditions requises, mais assurent dans l’ensemble la représentation des grandes formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques du monde ».
Le problème peut uniquement surgir si les qualifications du candidat ne correspondent pas au poste à pourvoir ou au poste occupé. Mais même dans cette hypothèse, la doctrine de référence recommande de tenir compte de la répartition géographique équitable. A. LeRoy Bennett et James K. Oliver soutiennent à ce propos que “a wide variation of national backgrounds, cultures, and experiences among Secretariat personnel enrich the contributions that the Secretariat can make to the work of the organization.” Et d’insister : “[t]he intrinsic value of diversity of staff establishes the compatibility of geographic distribution with the primary standards of efficiency and integrity” (p. 417).
A Harvard, l’une des universités (américaines) les plus prestigieuses du monde, l’objectif de diversification de la masse des étudiants conduit à tenir compte de la diversité des provenances géographiques, de celle des talents extrascolaires ou des ambitions professionnelles (Ronald Dworkin, Une question de principe – éd. Originale en 1985 – Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1996, p. 384). Ainsi que cet auteur le fait remarquer, dans cette université en effet, « la noirceur de la peau peut faire pencher la balance en faveur d’un candidat, de même que des talents de flûtiste peuvent la faire pencher en faveur d’un autre candidat » (op. cit., p. 385). Le juge Powell, de la Cour suprême des Etats-Unis soutient de même que le but consistant à fournir un plus grand nombre de spécialistes à des communautés ayant un moindre accès un certain type de service, est un but légitime (ibid.).
Du reste, le président Barack Obama, dont on célèbre unanimement les prodigieuses aptitudes intellectuelles, a bénéficié de la discrimination positive pour son admission à la Punahou Academy, un collège d’élite d’Hawaï (4). Dans ses mémoires, il analyse cet événement comme marquant « le début de quelque chose de grand, d’une élévation du statut de la famille » (ibid.). C’est en effet dans cet établissement qu’il a acquis les bases qui lui ont, par la suite, ouvert les portes de la prestigieuse université de Harvard dont il deviendra le rédacteur en chef de la non moins illustre Revue juridique.
Les cas de l’Université de Harvard et l’exemple du président Barack Obama démentent de manière cinglante les allégations suivant lesquelles la mise en œuvre de l’affirmative action, qui renvoie aux programmes visant à augmenter le nombre de personnes issues de groupes défavorisés dans divers secteurs de la vie nationale en faisant de la race, de la culture du candidat un des critères d’admission (cf. R. Dworkin, op. cit., p. 368), dans le domaine scolaire témoignerait de la médiocrité de ceux qui en bénéficient et ferait sombrer la société tout entière dans la médiocratie. D’autant que, l’expérience américaine de discrimination positive l’atteste encore, « les candidats des minorités qui ont été admis [dans le cadre des programmes de discrimination positive] ont été jugés plus valables dans l’ensemble, en tant qu’étudiants, que les candidats blancs avec lesquels ils étaient placés en concurrence directe » (R. Dworkin, op. cit., p. 387).

L’équilibre régional n’est pas synonyme de discrimination
Loin de fausser l’égalité, l’équilibre régional renforce le principe d’égalité, en passant de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Gourmo Abdul Lo explique ainsi que « [l]a discrimination positive […] est l’aveu de l’impuissance de la norme abstraite, de la norme générale, à rendre égales des situations par elles-mêmes inégales. […] Elle réintroduit la vérité contradictoire des faits sociaux dans la paisible et harmonieuse réalité des normes […] dans le but ultime de remettre les pendules à l’heure de l’égalité réelle » (G. A. LO, op. cit., p. 369). C’est dans cette perspective que John Rawls assigne au concept d’« égalité équitable des chances » (italiques ajoutés) la fonction de « corriger les défauts de l’égalité des chances formelle » entre individus et entre les groupes.
Analysant l’arrêt Bakke, Ronald Dworkin soutient que « la Constitution autoris[e] les systèmes de discrimination positive, comme celui de Harvard pour la sélection des étudiants de première année, qui permettent de prendre en compte le critère racial, en examinant chaque dossier au cas par cas, pour obtenir des groupes d’étudiants correctement diversifiés » (italiques ajoutés) (ibid., p. 382).
Cette conception nouvelle du principe d’égalité, qui vise à garantir un traitement authentiquement égal, est notamment consacrée par l’alinéa 2 de l’article 3 de la Constitution italienne qui « joint au principe de l’égalité formelle le principe, différent mais non contradictoire, de l’égalité substantielle (sostanziale)»(5) . L’on a déjà fait référence à l’article 4 de la Convention cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, aux termes duquel « [l]es mesures adoptées [en vue de promouvoir, dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle, une égalité pleine et effective entre les personnes appartenant à une minorité nationale et celles appartenant à la majorité] ne sont pas considérées comme un acte de discrimination » (alinéas 2 et 3).

L’équilibre régional et « le rêve d’une nation une et indivisible »
Les constitutionnalistes Jean Gicquel et Jean-Eric Gicquel proposent une justification téléologique de la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis. Ils se fondent sur les arrêts de la Cour suprême américaine Grutter v. Bollinger et Gratz v. Bollinger, rendus le 23 juin 2003, pour affirmer que dans ce pays, « la participation effective des membres de tous les groupes raciaux ou ethniques à la vie civique […] est essentielle pour réaliser le rêve d’une nation une et indivisible » (6) . Tout en s’inscrivant dans la perspective utilitariste, Francesco Palermo et Jens Woelk ont une lecture moins onirique des finalités de la protection du proit de participation des groupes défavorisés ou sous-représentés. Selon ces auteurs, “the protection of [these groups] has to be seen as essentially in the interests of the state. If the state shows loyalty to them by offering chances for effective participation, it can expect loyalty in return” (F. Palermo et J. Woelk, op. cit., p. 241).
La protection des minorités et des populations autochtones apparaît aussi comme un facteur de paix sociale. En tant que réponse à l’appel de justice des groupes défavorisés ou sous-représentés, la protection spéciale qui leur est destinée garantit la réalisation de la vie sociale dans sa plénitude en apportant ordre et agencement à la pluralité. C’est à ce titre que, dans le préambule de la Charte culturelle de l’Afrique, adoptée le 5 juillet 1976, les Peuples d'Afrique ont vu dans « la diversité culturelle africaine, expression d'une même identité, […] un facteur d'équilibre et de développement au service de l'intégration nationale »(7) (italiques ajoutés) . A l’opposé, il est constant que toute injustice vis-à-vis d’un quelconque segment du demos qui constitue la population d’un Etat est potentiellement source de désordre et constitue, de ce fait, une menace pour la vie sociale qui pourrait sombrer dans l’arbitraire, les conflits ou dans l’anarchie (8).
Selon Will Kymlicka, « [c]onsidérer qu’elles constituent une menace pour la stabilité ou la solidarité est non seulement illégitime, mais reflète souvent une ignorance ou une intolérance à l’égard de ces groupes » (La citoyenneté multiculturelle – Une théorie libérale du droit des minorités, titre original : Multinational Citizenship – A Liberal Theory of Minority Rights (Oxford University Press, 1995), trad. Patrick Savidan, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/politique et sociétés », 2001, p. 270). Comme l’a bien vu cet expert, le refus  d’allouer des droits spéciaux aux groupes défavorisés ou sous-représentés participe d’une série d’« attitudes racistes » fondée sur la supériorité présumée du groupe qui refuse la reconnaissance aux autres et qui entend ainsi « perpétue[r] l’indifférence envers leurs appels à la justice ».

L’équilibre régional, facteur de paix
Une partie de la doctrine considère, à juste titre, que « l’universalisme républicain, héritage de la Révolution, n’apparaît plus comme à lui seul suffisant pour garantir la cohésion sociale »(9). Dans ce sillage, Will Kymlicka soutient que « l’idéal de "neutralité bienveillante" n’est pas, en fait, bienveillant. […] L’idée selon laquelle un gouvernement pourrait adopter une position de neutralité par rapport aux groupes ethniques ou nationaux est manifestement erronée », assène-t-il, avant de poursuivre : « [l]’idée de "neutralité bienveillante" est parfaitement incohérente et reflète une compréhension limitée du rapport entre l’Etat et la nation » (10) . Sous ce rapport, une citoyenneté unique et individuelle, appliquée dans un contexte de pluralisme ethnique, n’est rien d’autre que le stigmate de la « fausse universalité, négatrice de la diversité » (11) . C’est aussi l’expression de « la recherche d’une uniformité qui masque les inégalités » (ibid.)
Il est possible de prolonger ce raisonnement avec Charles Taylor qui dresse le constat que « le libéralisme [traditionnel occidental] n’est pas un terrain possible de rencontre pour toutes les cultures, mais il est l’expression politique d’une variété de culture – tout à fait incompatible avec les autres »(12). Il insiste en effet sur ce que « la société prétendument généreuse et aveugle aux différences est non seulement inhumaine (parce qu’elle supprime les identités), mais aussi hautement discriminatoire par elle-même, d’une façon subtile et inconsciente » (ibid., p. 63). Charles Taylor y voit même « la formule des formes les plus terribles de tyrannie homogénéisante depuis la Terreur jacobine jusqu’aux régimes totalitaires de notre siècle » (italiques ajoutés) (ibid., p. 71).
L’apport de la participation des groupes défavorisés ou sous-représentés à la paix et au développement d’un pays profite indiscutablement à tous et justifie amplement que l’on en fasse une question de politique publique. (13) De manière spécifique, une décision du Conseil constitutionnel français a posé que la « diversification de l’accès des élèves du second degré aux formations dispensées par l’Institut d’études politiques de Paris » constitue, en tant que telle, un objectif d’intérêt général (14). L’inclusion des groupes défavorisés ou sous-représentés favorise en effet le « compromis interethnique » et contribue à la « déségrégation des communautés » (15)  divisées qui composent le tissu social de nombre d’Etats dont le Cameroun, préservant ainsi un minimum de cohésion nationale. Arend Lijphart souligne en ce sens que « [t]he cross-pressures within the segments will encourage moderate attitudes » (op. cit., p. 81). Le Premier ministre camerounais a ainsi expliqué aux députés que la protection des minorités dans les différents aménagements institutionnels et relationnels prévus par la loi participe « d’une quête permanente de paix sociale dans la participation de tous à la conduite des affaires politiques et à l’évolution de toute nation. (16) »  Ce point de vue rejoint celui de Francesco Palermo et Jens Woelk qui soutiennent avec raison que  “[e]ffective participation in public affairs serves to avoid the feeling by persons belonging to [these groups] that they should use other, less acceptable means for their opinions to be considered. By building up trust, participation in public affairs can thus create loyalty to the state and the society of which [these groups] form a part” (op. cit., pp. 240-241).
Sous ce rapport, en Afrique, la guerre serait premièrement « liée à l’échec de l’Etat à répondre à l’hétérogénéité sociale de l’Afrique » (M. Gazibo, 2006, p. 124 et 126).
Ainsi, contrairement à une opinion largement diffusée, le péril viendrait, non de la participation des groupes défavorisés ou sous-représentés qui encourage la rencontre des ethnies et évite les écueils du « national-tribalisme » décrit par Mayoyo Bitumba Tipo-Tipo (17) , mais de la méconnaissance des identités et du multiculturalisme qui laisserait libre champ aux partis ethniques, religieux ou linguistiques (18).

Équilibre régional et lutte contre le terrorisme
Par ces temps de lutte contre le terrorisme, une démonstration complémentaire de la contribution des mécanismes de participation effective des groupes défavorisés ou sous-représentés à la paix sociale et à la sécurité internationale est fournie par le Rapport du Secrétaire général des Nations Unies intitulé S’unir contre le terrorisme : recommandations pour une stratégie antiterroriste mondiale. Ce rapport relève de manière caractéristique que « la non-intégration des [groupes défavorisés ou sous-représentés fait] naître des rancœurs qui peuvent favoriser le recrutement de terroristes, en engendrant notamment un sentiment d’aliénation et de marginalisation et une propension croissante à rechercher l’intégration sociale auprès de groupes extrémistes. […] La marginalisation, l’aliénation et le sentiment d’être une victime qui en résulte risquent de faire progresser l’extrémisme qui, à son tour, fait le lit des terroristes. »(19) 
La solution pour conjurer les massacres, promouvoir la paix sociale en assurant l’intégration des différentes composantes de l’Etat se trouverait alors dans la reconnaissance et la protection des groupes défavorisés ou sous-représentés. C’est dans ce sillage que Koffi Ahadzi, fait le constat que « les politiques d’uniformisation [fondées sur le principe d’indivisibilité du peuple et de la République et sur] la négation des particularismes […] ont partout échoué » (20). Will Kymlicka estime pareillement que « [l]’idée d’une République centralisée indivisible, porteuse d’une citoyenneté unitaire et non différenciée a été, dans la plupart des pays d’Europe de l’Est et d’Afrique, une recette du désastre ».
Bien avant l’analyse de Koffi Ahadzi et de Will Kymlicka, Ronald Dworkin avait déjà formellement dressé le constat de l’échec complet de la politique de négation des particularismes qui a été pratiquée aux Etats-Unis dans la foulée de la décision Brown v. Board of Education de 1954 : « [n]ous n’avons pas réussi à réformer le sentiment d’appartenance raciale dans notre pays par des moyens racialement neutres. Nous sommes donc contraints de considérer les arguments en faveur de la discrimination positive avec sympathie et ouverture d’esprit »(21) . Il insiste : « [s]i les arguments pragmatiques de la discrimination positive sont convaincants, ils ne peuvent être rejetés sous prétexte que des critères explicitement liés à la race sont déplaisants. S’ils le sont, c’est certainement parce que les réalités sociales que combattent ces programmes sont plus déplaisantes encore » (ibid.).
James Mouangue Kobila
Agrégé de Droit public

Notes

(1) Section 14 (3) du Chapitre II de la Constitution de 1979 et Section 15 (3) de la Constitution de 1989 (italiques ajoutés).
(2) Voir L. Sindjoun, L’Etat ailleurs – Entre noyau dur et case vide, Paris, Agence intergouvernementale de la Francophonie/Economica, coll. « La vie du droit en Afrique », 2002, pp. 316 et 319.
(3) Voir L. Mbassi, Le temps de la réforme : espace politique et sites de rupture au Cameroun à l’aune du RDPC, Yaoundé, éd. Urlrich, 2004, p. 197.
(4) Les rêves de mon père, l’histoire d’un héritage en noir et blanc (titre original: Dreams from my Father, 1995), trad. Danièle Darneau, Paris, Nouveaux Horizons, 2008, p. 77.
(5)  Voir M. Luciani, “Introduction”, in: F. Delpérée, M. Verdussen et K. Biver (dir.), Recueil des constitutions européennes, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 516, cité par B. Renauld, « Les discriminations positives, plus ou moins d’égalité ? », Rev. trim. dr. h., 1997, pp. 425-460 (spéc., pp. 456-457).
(6) Voir J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, 21ème éd., Paris, Montchrestien, 2007, p. 299.
(7) La Charte culturelle de l’Afrique a été adoptée par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 5 juillet 1976 à Port-Louis (l’Île Maurice) lors de la 13ème session ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’OUA. Voir texte sur Internet : www.africa-union.org/Official_documents/Treaties_Conventions_fr/Charte%2520Culturelle.pdf (consulté le 15 janvier 2008).
(8) Cf. A. Sériaux, Le droit, une introduction, Paris, Ellipses, 1997, pp. 51-52.    
(9) Voir notamment J. Chevallier, « Réflexions sur la notion de discrimination positive », in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, vol. 1, Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 415 et L. Donfack Sokeng, Le droit des minorités et des peuples autochtones au Cameroun, op. cit., pp. 20-23 et 174-177. Voir aussi S. Pierré-Caps, « Le droit constitutionnel entre universalisme et particularisme », in Mélanges en l’honneur de Slobodan Milacic – Démocratie et liberté : tension, dialogue, confrontation, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 206 et 218.
(10) Ibid., pp. 162 et 165. Pour des illustrations, voir pp. 164-169.
(11) Voir G. Gosselin, « Ethnicité au-delà, régionalisme en deçà », in Afrique plurielle, Afrique actuelle, Hommage à Georges Balandier, Karthala, 1986, p. 77.
(12) C Taylor, Multiculturalisme, différence et démocratie (titre original : Multiculturalism and « the Politics of Recognition », Princeton University Press, 1992), trad. D.-A. Canal, Champs/Flammarion, 2007, p. 85. Will Kymlicka illustre ce point de manière décapante avec l’exemple des Etats-Unis (La citoyenneté multiculturelle, op. cit., pp. 28, 48 et 164).
(13) Cf. C. Taylor, op. cit., p. 81. Dans le même sens cf. Comité de réflexion sur le préambule de la Constitution, Rapport au Président de la République (française), décembre 2008, dit « Rapport Veil », p. 66
(14) Voir décision n° 2001- 450 DC du 11 juillet 2001, Loi portant diverses dispositions d'ordre social, éducatif et culturel, op. cit.
(15) Ces expressions sont empruntées à Ben Reilly, « Les systèmes électoraux dans les sociétés post conflictuelles : leçons pour la Bosnie-Herzégovine », in Commission de Venise, Les nouvelles tendances du droit électoral dans la grande Europe, op. cit., pp. 122 et 119-120. Dans le même sillage, un commentateur note que « la cohabitation de diverses communautés dans le même espace socio-politique, est à la fois une cause et une conséquence d’interdépendance qui relativise les clivages ». Voir L. Sindjoun, « La démocratie plurale est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? Eléments pour une discussion politiste de la démocratie dans les sociétés plurales », in Organisation internationale de la Francophonie/The Commonwealth, Démocraties et Sociétés plurielles, Séminaire conjoint Francophonie – Commonwealth, Yaoundé 24-26 janvier 2000, p. 44. Dans le même sens, Voir B. Reilly, ibid. pp. 117 et 121 et B. Ngango, Le droit des élections politiques au Cameroun : suffrage universel et démocratie, Thèse, Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, Diffusion ANRT, 2003, pp. 140 et 147. Le Cameroun constitue en effet une société très divisée, car « traversée par les antagonismes tribo-politiques », ainsi que J.-P. Fogui l’a magistralement démontré dans « L’intégration politique au Cameroun : une analyse centre-périphérie, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque africaine et malgache », 1990, pp. 41-77, 341 et 342. Dans le même sens, voir J.-F. Bayart, L’Etat au Cameroun, 2nde éd., Paris, Références/Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1985, p. 269. Cf. plus généralement, L. Sindjoun, ibid., pp. 35 et 37 et P.-F. Gonidec, Les systèmes politiques africains, 3ème éd. : Les nouvelles démocraties, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque africaine et malgache », 1997, pp. 6 et 83-84. Voir aussi J. de N. Atemengue, « La protection des minorités et la préservation des droits des populations autochtones au Cameroun. Une analyse prospective », Revue de droit international et de droit comparé, 2003, p. 23 ainsi que les notes n° 31, p. 13 et n° 33, p. 1. Le système de représentation en vigueur au Cameroun se rapproche du consociationalisme professé par A. Lijphart, Democracy in Plural Societies, A Comprehensive Exploration, New Haven, Yale University Press, 1977, pp. 4-5 et 25-52), en ce qu’il conduit à des coalitions multiethniques inclusives (segmented pluralism), aussi bien dans les circonscriptions électorales qu’au plan du gouvernement. Cf. aussi B. Reilly, ibid., pp. 115-116 et L. Mbassi, op. cit., p. 197.
(16) Voir le Rapport présenté au nom de la Commission des Lois Constitutionnelles, des Droits de l’Homme et des Libertés, de la Justice, de la Législation et du Règlement, de l’Administration et des Forces armées par l’Honorable Etong Hilarion, sur le Projet de loi n° 590/PJL/AN portant révision de la Constitution du 2 juin 1972, Assemblée nationale, 5ème législature, année législative 1995-1996, Session extraordinaire (Décembre 2005), document n° 2205/AN (ci-après « Rapport Etong Hilarion »), dactyl., p. 14. Ce point de vue est partagé en doctrine.
(17) M. Bitumba Tipo-Tipo, L’ajustement politique africain: pour une démocratie endogène au Congo-Kinshasa, Paris, L’Harmattan, coll. « Points de vue concrets », 1999, pp. 45-59.
(18) C’est en ce sens que Nicolas Schmitt et Amadou Maiga s’interrogent : « Ne serait-il pas préférable de rechercher le consensus qui requiert qu’on ne s’en tienne pas uniquement à la majorité arithmétique des 50% + 1, dégagée par les urnes ? ». Voir N. Schmitt et A. Maiga, « Thème 1 : Le cadre juridique du processus électoral », in Consultations électorales en Afrique 1990-1997, Session d’échanges à Bordeaux en 1995 et à Dakar en 1997, Bilan, implication de la Francophonie et perspectives d’avenir, Agence de la Francophonie (Délégation générale à la Coopération juridique et judiciaire), s.l., s.d., p. 9. La réponse de la Cour suprême du Canada est univoque : « Democracy means more than simple majority rule … The democratic vote, by however strong majority, would have no legal effect on its own and could not push aside [other] principles [like] federalism and the rule of law, the rights of individuals and minorities » (italiques ajoutés) (Reference re. Secession of Quebec [1998] 2 S.C.R. 217, cité par F. Palermo et J. Woelk, op. cit., p. 241). Un autre auteur invite par conséquent à « mettre au point des mécanismes de régulation et d’intégration de[s] différentes composantes ethniques » en Afrique. Voir D. Ngoïe-Ngalla, Le retour des ethnies : quel Etat pour l’Afrique ? Pierrefitte sur Seine, éd. Bajag-Méri, 2003, p. 6. Cf. également L. Sindjoun, « La démocratie plurale est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? … », op. cit., p. 25.
(19) Cf. Nations Unies, Assemblée Générale, Application et suivi intégrés et coordonnés des textes issus des grandes conférences et réunions au sommet organisées par les Nations Unies dans les domaines économique et social et dans les domaines connexes/Suite donnée aux textes issus du Sommet du Millénaire, Doc. A/60/825 du 27 avril 2006, paragraphes 35 et 36.
(20) K. Ahadzi, « Réflexions sur la notion de peuple », Afrique juridique et politique, vol. 1, n° 1, Janvier-juin 2002, p. 128-129.
(21) Voir R. Dworkin, op. cit., p. 370. La pertinence des politiques de discrimination positive, à partir de l’exemple américain, est plus amplement démontrée en pp. 367-379. Dans le même sens, C. Taylor soutient que « les desseins collectifs peuvent impliquer des restrictions à la liberté des individus, en allant ainsi contre leurs droits » (op. cit., p. 76).